dimanche 3 avril 2011

Jim Yamouridis - Une voix

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On ne croirait pas comme ça, mais nous sommes en février et on se caille sévèrement les miches. Alors c’est vrai qu’il commence à faire beau, cela dit le soleil ne chauffe pas des masses et si l’on apprécie le retour d’une lumière franche, se casser le nez en arrivant au lieu de rendez-vous n’est pas spécialement ce dont on rêvait en cette matinée hésitant sans cesse entre printemps et hiver. Pauvre Jim Yamouridis : tellement pas une star que même le réceptionniste de l’hôtel où il nous a filé rencart semble n’avoir jamais entendu son nom.

Quand on parle du loup solitaire, voici que sa silhouette se dessine au bout de la rue, qui avance vers nous d’un pas tranquille. Le temps d’allumer une cigarette, Jim explique qu’il s’est levé de bonne heure et en a profité pour se balader dans les rues désertes. Il aurait voulu faire exprès de coller à l’image qu’on se faisait de lui qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Ce n’est évidemment pas le cas : l’homme respire la simplicité, l’authenticité, même. Affable et très bien élevé, élégant, aussi, il propose immédiatement d’aller se poser au café du coin pour causer un peu – on devine déjà qu’il ne s’agira pas d’une de ces interviews formelles et millimétrées comme nous en faisons parfois à notre corps défendant… et effectivement, nous déborderons largement du cadre pour finir par prendre un apéro presque ordinaire. « Presque » parce que quelques phrases seulement ont suffi pour que l’on soit scotché par cette belle voix grave, toute en retenue, la même illuminant son très bel Into the Day.

intotheday

C’est marrant, quand on y pense. On interviewe des mecs qui chantent à longueur d’années, et finalement il est rare que leur voix « parlée » laisse le moindre souvenir. Impossible cette fois-ci d’oublier celle de Yamouridis, l’impression de sagesse qui s’en dégage. Ce ton posé, à la fois humble et sûr de lui, qui crée une atmosphère intimiste y compris au milieu d’un café. Cet accent délicieux, cette grammaire hésitante. Ces silences, aussi – l’homme paraît scrupuleusement choisir chaque mot. Jim pourrait parler de n’importe quoi, on serait sans doute tenté de l’écouter. La réciproque étant tout aussi valable : Jim est si charmant est disponible qu’on a le sentiment qu’on pourrait l’interroger sur n’importe quoi – il répondrait quand même.

En l’occurrence, on préfère très nettement évoquer sa musique, cet Into the Day paru au cœur de l’hiver et qui donne envie d’investir dans une cheminée pour l’écouter au coin du feu. Jim embraie immédiatement sur ses musiciens, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, alors que nous on sait bien que la plupart des singer-songwriters ont tendance à oublier que leurs albums n’apparaissent pas tout seuls comme par magie. Yamouridis, lui, glisse l’air de rien que son premier album sous son nom (The Name of This Place, il y a six ans) était « un truc solo », détail on ne peut plus révélateur de cet état d’esprit. Et d’évoquer spontanément la contrebassiste Sarah Murcia, l’indispensable Seb Martel, producteur de ses deux derniers opus, et bien sûr son vieux copain Warren Ellis (« genial et généreux, il a réussi sur ce disque à faire des choses extraordinaires, qui n’étaient pas prévues »). Avec, chaque fois, ce même ton teinté d’un infini respect, d’une admiration sincère laissant deviner que ces gens sont bien plus pour lui que de simples accompagnateurs. Remarque qui s’applique d’ailleurs tout autant à ses anciens camarades de The Stream, Amanda Fox et Robert Tickner, désormais camarades de route de Conway Savage – encore un sur qui Jim ne tarit pas d’éloges. « On est un peu comme une famille de vieux amis qui aiment être ensemble. Dès que je retourne en Australie je joue avec eux. »


Car Jim vit en France, en Auvergne, depuis maintenant huit ans qu’il a quitté l’Australie (« Un pays très isolé et très consumériste. J’ai décidé de partir parce que ce n’était vraiment pas mon truc. »). Précisons-le pour ceux qui ne le sauraient pas, car le moins qu’on puisse dire est que cela ne saute pas forcément aux oreilles. « Non, c’est vrai. Il y a un feeling que je garde en moi. Ce qu’a apporté la France ce sont ces rencontres avec tous ces musiciens. De par la manière dont ils ont abordé les arrangements, je trouve qu’ils ont apporté un caractère qui, lui, est vraiment français. J’entends au niveau de l’approche, très différente de l’approche australienne. C’est assez compliqué à expliquer. (sourire presque contrit) C’est un autre regard. Moi j’ai écrit avec mes propres limites, et avec ces musiciens, qui sont tous plus ouverts que moi, en fait, on a découvert quotidiennement quelle ambiance correspondait à chaque morceau. Into the Day n’était pas un album calculé » On en vient plus précisément à la conception de cet ouvrage au titre ambigu, tant cet Into the Day a tout de l’œuvre crépusculaire. Plus précisément… croit-on, car la discussion ricoche une nouvelle fois. « Into the Day pour moi c’est le challenge que constitue le simple fait d’être capable de marcher sur le trottoir, chaque jour. Si on veut être plus profond, on peut bien sûr y voir une allusion à la journée passée par le Christ sur son chemin de croix. Tout simplement. » Jim feint d’ignorer le sourire surpris que provoque ce « tout simplement », et enchaîne : « Je ne suis pas un preacher man, mais la Bible constitue une somme de références énormes et d’une grande valeur. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment on peut interpréter ces histoires, cette mythologie – je ne délivre aucun message biblique dans mes disques. » Et de rappeler que de nombreux écrivains avant lui ont développé une démarche similaire. D’une relecture christique à l’autre, Jim évoque alors avec passion Níkos Kazantzákis, auteur de de La Dernière Tentation (devenue du Christ lorsque Scorsese s’en est emparé) : « C’est un peu un modèle, pour moi. Je trouve qu’il a écrit les plus beaux romans du monde. Alexis Zorba, notamment… Il a un monde énorme, très touchant… J’aime beaucoup cette manière qu’il a de prendre une histoire que tout le monde connaît et de la transformer, de la faire vibrer en y appliquant sa propre vision. » Pourtant, Yamouridis contrebalance de lui-même ce côté finement lettré que l’on serait spontanément tenté de lui appliquer. « Comme on dit en anglais, I write it like I see it, je l’écris comme je le vois. Je ne suis pas un conteur. Quand j’écris j’aime laisser les choses ouvertes, je ne peux pas suivre une ligne de narration. Mais je voudrais bien, être un conteur. »

On conclut cette belle rencontre (elles ne le sont pas toutes) par l’évocation de son concert du soir, à la Loge, qui fut intimiste et chaleureux. Deux mois plus tard, la précision pourrait paraître inutile, ne fût-ce le soin que l’artiste prend à évoquer son accompagnateur d’un soir, le vibraphoniste italien « très doué » Nicholas Thomas. On finit donc exactement comme on a commencé : sur ce mélange de sympathie, d’admiration et de respect qui semble décidément caractéristique de l’auteur d’Into the Day. Ça tombe plutôt bien : la sympathie, l’admiration et le respect sont précisément les trois sentiments qu’il nous aura inspirés durant ce long apéritif.


Into the Day, de Jim Yamouridis (Starlight Walker, 2011)