samedi 26 mars 2011

Matt Elliott - "Des choses nouvelles et excitantes"

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Bien sûr, on peut considérer que cela relève du détail. Le lecteur sans doute n’y verra que du feu. Il s’en moque (hein dis lecteur, que tu t’en moques ?). Pourtant, ce trentième numéro de la rubrique Meeting… d'Interlignage a une saveur particulière. D’abord parce que cela fait longtemps que nous rêvions de rencontrer Matt Elliott, artiste protéiforme et singulier. [...] Matt Elliott fait partie de cette catégorie d’artistes donnant une raison d’être à ce site. Des talents différents, difficiles à classifier, ne bénéficiant que peu (voire pas du tout) du soutien des médias traditionnels, pour qui on a envie de se lever le matin, qu’on défend sans doute avec plus de passion que le dernier groupe indé à la mode (que l’on ne s’interdit certes pas d’aimer s’il est bon). Des gens dont on ne perd jamais l’envie de faire découvrir le travail, dont on aimerait que la terre entière les écoute… des gens qui donnent un sens au temps que l’on passe sur un site comme celui-ci, sans compter, sans rechigner. Dans les moments de doute ou de lassitude, se dire « j’ai au moins fait découvrir Matt Elliott à trois personnes » suffit à redonner la foi.

Alors non, partir rencontrer Matt Elliott ce n’est pas tout à fait comme de partir rencontrer X ou Y, Machin ou Bidule. Ne fût-ce que parce qu’il n’a rien d’un songwriter ordinaire marchant sagement dans les clous. Un type qui après avoir acquis succès et crédibilité en tant que pape de la drum’n'bass velue plaque tout pour se réinventer en folkeux hors du temps ne peut pas être n’importe qui. On sent chez lui, à l’entendre parler (et il parle beaucoup !), un goût du risque et un besoin maladif de se surprendre lui-même qui ne peuvent que séduire. « Au bout d’un moment j’ai fini par m’ennuyer avec The Third Eye Foundation. J’avais l’impression de toujours faire la même chose, encore et encore. J’avais vraiment besoin de quelque chose de complètement différent, d’autant que ma vie elle-même était en train de beaucoup changer à cette époque. Ça m’a donc semblé logique de reprendre mon nom, si j’avais publié The Mess We Made sous le celui de The Third Eye Foundation je pense que tous les gens se seraient dit mais c’est quoi ce truc, bordel ? C’est ÇA, le nouveau Third Eye Foundation ? » Il part dans un éclat de rire. « Moi j’ai toujours considéré que quand tu aimes la musique… eh bien, tu aimes la musique. Pour moi les styles n’existent pas. Bon, en fait je n’ai pas l’impression qu’il y ait tant de gens que ça qui m’aient suivi dans cette évolution (sourire), enfin ce n’est pas si grave. C’est un cliché de dire ça, mais c’est vrai : je ne fais pas de la musique pour l’argent ou le succès. Ma musique me permet de mener une vie assez simple et modeste, cela me suffit et je me moque complètement de ne pas toucher des millions de personnes. Je dirais même que je préfère avoir une audience restreinte et passionnée ; j’ai l’impression que plus tu as de public, moins il y a de gens qui s’intéressent réellement à ta musique. » Qui disait qu’il aimerait que la terre entière écoute Matt Elliott, déjà ?…


Un bref silence le temps d’avaler une gorgée de bière, et Matt s’excuse pour s’étaler de la sorte. On a plutôt envie de le remercier (c’est plutôt agréable, un type qui répond à vos questions sans même que vous ayez à les poser, surtout quand votre accent anglais est à couper au couteau), tant on boit les paroles de ce type aussi souriant et affable que sa musique peut être désemparée et austère.

A l’écouter, on sent bien qu’il nourrit une relation complexe à sa précédente incarnation, cette Third Eye Foundation qu’il a réactivée il y a peu, après une décennie de silence. Il n’essaie d’ailleurs en aucun cas de cacher que la seconde partie de sa carrière, couronnée par la somptueuse trilogie dites des Songs 1, est née d’une frustration – notamment vis-à-vis de la scène. « Avant que je fasse Matt Elliott, il m’arrivait de donner quelques shows où je passais un temps fou à tenter de justifier mon existence à mes propres yeux. Je me souviens d’avoir vu à peu près à cette époque Mogwai sortant de scène et semblant tellement heureux, on pouvait lire sur leurs visages une espèce de joie pure, absolue… et de m’être dit : mais je ne ressens jamais ça, sur scène. Même quand c’est un bon concert, je ne ressens pas ça. J’avais un peu l’impression d’être un imposteur ; l’expérience live me frustrait énormément, comme si je n’étais pas complètement investi. » Autant dire que pour avoir goûté sa prestation habitée au Café de la Danse le soir-même, on a plutôt le sentiment que le problème est depuis résolu. Comme nous le soufflait à l’oreille une mauvaise langue « ç’aurait été dommage de ne faire que de l’électro pour quelqu’un pourvu d’une voix si magnifique ». Mais revenons à ce curieux parcours : c’est ainsi qu’une chose en amenant une autre, Matt acquiert une guitare classique (« mais pas celle que j’ai aujourd’hui », tient-il absolument à préciser dans un demi fou rire : « une autre, qui a été détruite par une femme – une très longue histoire ! ») et redécouvre l’instrument folk par excellence. « J’ai réalisé que quand bien même j’avais déjà joué de la guitare dans des groupes pendant pas mal de temps, je ne connaissais pas vraiment cet instrument – il faut des années de pratique pour réellement le comprendre, le ressentir. J’ai redécouvert la différence entre faire de la musique sur ordinateur et faire de la musique. (silence) Je préfère composer ainsi aujourd’hui, c’est quelque chose de l’ordre du physique… comme si la musique sortait directement de mes doigts, des mes poumons… comme si elle découlait naturellement de mes organes. » Une jolie petite renaissance, somme toute, avec Matt redevenant Elliott et se révélant à lui-même en tant que songwriter (c’est peut-être la clé de cette obsession de la chanson, au point que la quasi-totalité de sa discographie « solo » soit-intitulée quelque chose songs). Combien sont-ils, quand on y pense, à pouvoir se vanter d’avoir eu deux carrières presque complètement séparées (à ses débuts sous le nom de Matt Elliott, en 2003, très peu des gens qui venaient le voir sur scène savaient qu’il était The Third Eye Foundation, et il ne faisait rien pour le leur rappeler), dans deux styles diamétralement opposés – deux carrières également exceptionnelles de surcroît ? Rien d’étonnant, de fait, à ce qu’il insiste sur fait que Matt Elliott et The Third Eye Foundation sont deux entités clairement distinctes, quitte à loucher vers une gentille schizophrénie par instants, débouchant sur des expression aussi bizarres qu’amusantes de type « avant que je fasse Matt Elliott » ou l’excellent « Matt Elliott, c’est quelque chose que ». « De toute façon tu sais, sans la musique je ne pense pas que je serais très sain d’esprit. »


Ce qui est beaucoup plus étonnant en revanche, c’est qu’en dépit de ce qu’il vient de nous raconter avec une rare lucidité, il ait fini par reprendre du service en tant que The Third Eye Foundation, le temps d’un The Dark paradoxalement lumineux, comme une suite fantomatique au fabuleux Little Lost Souls, sorti presque onze ans plus tôt. Les questions se bousculent : pourquoi ce retour à un registre qu’il semblait ne plus goûter ? Pourquoi ce nouveau changement de pseudo quand il eût aussi bien pu publier un nouvel album de dubstep sous son propre nom ? Pourquoi ce sentiment que sa relation avec la musique électronique n’est faite que de conflits, de ruptures et de réconciliations, se diluant progressivement au fil des albums pour finalement disparaître… puis ressurgir en 2010, quand plus personne ne l’attend et au gré d’un disque singulièrement charnel ?… doucement, jeune chroniqueur. Doucement. Matt récapitule pour toi : « Ça faisait des années que certaines personnes me réclamaient un nouveau Third Eye – c’était même un peu pénible (rires) Et chaque fois je disais ok, ok, je vais le faire. Promis. Un jour, un jour, un jour…  » Et le jour est finalement arrivé : Matt s’y est remis, victime consentante des heures innombrables à programmer, reprogrammer, écouter, réécouter, reprogrammer et réécouter encore… ce travail de fourmi dont il affirme que même si les évolutions technologiques l’ont grandement facilité, il persiste à mener aux confins de la folie. « Mais je suis content de l’avoir fait, hein (sourire) Il y a quand même quelques vrais bons trucs, dessus. », conclut-il, manifestement à son maximum en matière d’auto-satisfaction – lui qui est plutôt du genre à vouloir tout changer à peine le travail fini (pensez donc que grand malade considère que le magnifique Failing Songs est son plus mauvais album !). L’ironie de la chose, c’est qu’on a le sentiment à l’écoute de The Dark qu’il n’a jamais été aussi maître de son sujet, trouvant un parfait équilibre entre la drum’n'bass hantée de ses débuts, hypnotique et foisonnante, et les atmosphères romantiques et hors du temps qui faisaient toute la spécificité du triptyque Songs. « Bien sûr, je dis que ce sont des projets séparés mais l’un se nourrit de l’autre. Et de toute façon je n’ai jamais fait de musique purement électronique, il y a toujours eu une recherche organique. » De même pour le contenu ? « J’ai une inspiration très… old-fashioned. » Et celui que l’on avait qualifié dans une précédente chronique de « dernier des grands romantiques » de nous dérouler toute la panoplie du parfait descendant de Musset : la Muse, qui finira bien sûr par décevoir, révélant sa nature purement fantasmatique ; le Drame, avec un « D » majuscule – un terme qui colle admirablement à la musique d’Elliott. Le tout forme un processus complexe, douloureux par bien des manières. Mais cela, on le savait déjà rien qu’à lire les titres des chansons du poète : Chains, Gone, Desamparado, The Guilty Part, How Much in Blood?… pour ne citer quelques unes de la (grosse) trentaine d’élégies constituant les Songs, cette œuvre puissante, dense et poignante, peuplée de fantômes et de flamencos décharnés. D’âmes en peines et de valses déchirantes.


L’interview touche à sa fin, un peu étrange puisqu’oscillant par la force des choses entre deux projets différents mais se confondant à cette occasion : il est ici en tant que Matt Elliott, mais son dernier album sous cette identité remonte déjà à deux ans et demi et l’actualité du moment demeure The Dark. Dont on n’a de cesse de sentir le chemin sinueux, le doute, l’accouchement dans la souffrance et « la dépression » (sic), tant et si bien qu’on ne résiste pas à l’envie de lui demander (non sans une pointe d’ironie) s’il essaie de nous dire qu’il s’agira de l’ultime Third Eye Foundation – ou bien s’il sent qu’il pourrait à nouveau subir dix années de « allez, s’il te plaît, un dernier pour la route ». Il sourit et délivre une réponse surréaliste : « Si jamais j’en fais un autre ce sera probablement dans les deux ans. J’ai vraiment pas envie d’arriver à quarante-cinq ans et d’en être encore à jouer du putain de dubstep, il n’y aurait rien de plus embarrassant que ça. Faire des choses nouvelles et excitantes, là oui… mais pas du dubstep. Je ne veux pas devenir un de ces mecs – un de ces vieux – qui font toujours le même truc que quand ils étaient jeunes en attendant la prochaine vague. » L’étape suivante, c’est donc bien le nouvel album de Matt Elliott, qui devrait paraître en novembre (comme d’habitude, en fait, et c’est vrai que c’est la saison idéale). Un disque légèrement différent, mais pas trop, mais un peu quand même. « Tu sais au bout d’un certain nombre d’albums cela devient difficile de ne pas décevoir les gens. Si tu pars dans une direction très différente ils vont se sentir trahis, mais si tu restes égal à toi-même ils finissent par te reprocher de toujours faire la même chose. Donc pour te répondre… non, ce ne sera pas très éloigné des Songs, mais il y aura vraiment dessus des choses que je n’avais jamais faites auparavant. » On en attendait pas moins. Et on a plus que hâte.


(1) Drinking Songs (2005), Failing Songs (2006) et Howling Songs (2008).