dimanche 19 décembre 2010

J'ai vu Rubicon

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J'ai vu Rubicon. Je vous le précise d'emblée car le moins qu'on puisse dire est que contrairement à d'autres, je ne vous ai pas soûlés avec. Il faut dire que durant facilement cinq épisodes, j'ai regardé cet objet avec une perplexité grandissante. Vous connaissez peut-être la célèbre maxime de Matt Weiner, créateur de Mad Men, qui considère que l'on ne peut pas avoir une idée précise de ce qu'est une série avant son cinquième épisode. Rubicon fait partie des rares exemples le faisant mentir. Arrivé au cinquième épisode, on est loin de savoir quoi en penser. En fait, à ce moment précis, on est confronté à un sentiment de plus en plus troublant, récurrent avec Rubicon : on se dit que cela commence enfin. Sauf que non. Ou peut-être. Comment savoir ? Encore faudrait-il être parfaitement sûr de ce que l'on regarde, encore faudrait-il avoir une vague idée de l'intrigue qui se dessine, en pointillés, derrière force digressions.

Aussi durant une bonne moitié de saison, mon avis sur Rubicon aura été : quel dommage de ne pas avoir profité de cette ambiance désuète et pesante, de cet esthétisme fascinant et de cette batterie de super comédiens... quel dommage, vraiment, de ne pas avoir profité de tout cela pour écrire un scénario, et pourquoi pas des dialogues (on ne dirait pas comme ça, mais chez AMC, ce sont des fous furieux). Pendant ce laps de temps qui constitue, tout de même, une demi-saison, Rubicon est un OVNI que l'on retrouve toujours avec plaisir, mais dont on se dit que l'on pourrait assez aisément s'en dispenser. Le véritable échec de cette série, que je symbolise assez bien même si complètement malgré moi, c'est que tant de gens aient dû se  forcer à continuer parce que promis, ça va démarrer, tu vas voir ce que tu vas voir. Assertion d'ailleurs tout à fait mensongère (mais la surcote démentielle de la série dès ses premiers épisodes était déjà largement mensongère) : si l'on décèle effectivement de nombreuses qualités au fil du temps, si l'on commence à mieux saisir ses subtilités et si l'on se prend d'affection pour ses héros très seuls enquêtant seuls sur des choses qu'ils sont les seuls à comprendre... il n'y a jamais de véritable rupture dans le train-train feutré qui caractérise la série dès son pilote. Tant mieux, du reste : Rubicon reste fidèle à elle-même, ses auteurs ont ce courage artistique incroyable de tenir des positions esthétiques intenables, de soutenir des choix scénaristiques injustifiables de manière pragmatique. On sait ce qu'il leur en a coûté, et on a de la compassion pour ces auteurs, que l'on ne peut s'empêcher d'imaginer, détail amusant, attablé autour de leur grande table comme Will, Tanya et Grant le sont durant le plus gros du feuilleton.


Il n'y a pas de rupture, disais-je, tout simplement parce qu'il faudrait, pour ce faire, qu'il y ait quelque chose à rompre. Durant un long moment (tout moment semble long, avec Rubicon, même un épisode de taille normal semble parfois interminable) je n'ai voulu y voir qu'un genre de thriller façon théorie du complot, (très bien) filmé à la sauce Mad Men, avec souci du détail fou, maniérisme maladif et références brandies comme autant d'ombres tutélaires (voir le nombre d'article sur le sujet faisant référence - à juste titre - aux Trois jours du Condor). En fait, l'écriture de Rubicon est bien plus complexe et ambitieuse que cela, et constitue d'une certaine manière le point culminant de l'écriture sérielle telle qu'on l'a vue évoluer depuis dix/quinze ans. Après les séries ne parlant de rien de particulier (Seinfeld puis une cohorte d'autres, jusqu'à Six Feet Under), puis les séries construites à rebours des schémas de narration traditionnels (Les Soprano, The Wire, Mad Men, qui refusent le principe de cliffhanger et semblent souvent écrites contre l'idée même de narration), Rubicon pousse le principe jusqu'à l'absurde en le balayant d'un revers de main. Pour faire court : Rubicon, contrairement à ce que certains ont pu dire de manière extrêmement réductrice et fausse, parle de beaucoup, beaucoup de choses, recoupe une infinité de thèmes et va, en ce sens, beaucoup plus loin qu'aucun thriller télévisuel avant elle. En revanche, ce qui est vrai, c'est que Rubicon, littéralement, ne raconte pas ces choses. Elle ne raconte pas rien, non, elle ne raconte pas. Du tout. Elle figure sans doute en cela une évolution considérable (quoiqu'une série comme John from Cincinnati l'ait devancée de long), qu'elle surligne de manière d'autant plus évidente que ce traitement de désamorçage total du récit est appliqué à l'un des genres les plus remuants (et codifiés) qui soient : le thriller d'espionnage. Au risque de s'y perdre, puisque voulant démythifier un genre que les romans de John Le Carré ont déjà largement démythifié il y a quarante ans. Quand le noeud de l'intrigue commence à se préciser, les amateurs du flegmatique créateur de George Smiley ne sont probablement pas si surpris que cela. Mais il est vrai que l'intention est louable tant le genre, démythifié ou non, a été confisqué par les produits de pur entertainment, auxquels s'oppose la construction minutieuse et presque fanatique de Rubicon.


Reste un constat qualitatif incontournable, peu importe l'intérêt de la démarche ou les raisons la justifiant : pendant une bonne moitié de la saison, on s'emmerde. Il faut attendre le quatrième épisode pour réellement avoir le sentiment de regarder quelque chose d'original, et le sixième (véritable chef-d'œuvre dans lequel Zack Whedon - oui, le frère de l'autre - écrit la paranoïa avec une virtuosité jamais atteinte) pour que débute réellement l'intrigue. On aura beau en appeler aux Trois jours du Condor, celui-ci ne dure jamais que deux heures (un peu moins, même) d'une incroyable densité ; si les esthétiques des deux œuvres se répondent, Rubicon en est, du point de vue de la technique narrative, une quasi-antithèse. Deux heures. Il est proprement hallucinant (et, au vu des développements du show passé le sixième épisode, injustifiable) que la série mette trois fois ce temps pour réellement démarrer. Même s'il faut reconnaître que la dernière ligne droite est haletante, je reste convaincu que la plus grosse erreur scénaristique de Rubicon, fatale, si l'on considère ses audiences et son annulation, demeure de ne pas avoir fait se rencontrer Katherine Rhumor et Will Travers plus tôt dans l'anti-récit. A partir de cette rencontre qu'on avait presque cessé d'attendre, le scénario vrille et éclate de tous côtés. Quel dommage que cela n'arrive que dans le dernier tiers. On hésite à y voir une allusion cachée à Harry Potter, dont le dernier tome, finalement, repose sur le même principe : cela n'avance pas pendant une éternité, et subitement cela avance tellement vite qu'on a à peine le temps de comprendre ce qui se passe. L'effet de surprise est imparable, la montée en puissance se défend. Le résultat demeure malheureusement inégal, et le fait qu'il n'y ait pas de saison deux me laisse, au final, une impression étrange. Sans doute est-ce dommage, vu comme la série avait fini par décoller. D'un autre côté, les scénaristes ne sont-ils pas tombés dans leur propre piège ? Après tout, le genre série, comme tout genre, n'est pas extensible à l'infini. Sa limite, c'est l'envie du spectateur de revenir chaque semaine, sans qu'on l'y contraigne (ou qu'il s'y contraigne par... conscience professionnelle). A sa manière, démesurément lente, carrément prétentieuse par instants, Rubicon est peut être la première série à avoir réellement éprouvé les limites de ce format.


Rubicon, créée Jason Horwitch (AMC, 2010)



A LiRE EGALEMENT : le remarquable article de Melou, sur Le Monde des séries.

9 commentaires:

  1. Très intéressant article, qui sort des sentiers battus et analyse la narration de cette série de manière très originale. Merci beaucoup.
    Sinon, j'ai beaucoup aimé Rubicon. Evidemment.

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  2. Qu'est que ca m'a barbé, cette série...

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  3. Dis moi, est-ce que je dois me sentir visée pour les gens qui ont "saoulé tout le monde" avec Rubicon? ;)

    Je ne partage pas bien des points de ton analyse, essentiellement parce que je ne me suis jamais ennuyée... Peut-être parce que, l'ayant regardé en direct, j'ai vu les épisodes semaine après semaine. Globalement, je te trouve un peu dur, par exemple le scénario était certes un peu alambiqué, mais il y en avait bien un.

    En revanche, je suis vraiment d'accord avec toi sur le fait que Rubicon ne "raconte" rien. Il s'agit peut-être de la première série "impressionniste", c'est-à-dire fonctionnant plus sur le non-dit que sur l'expliqué. Je comprends que cela puisse ennuyer ; moi cela m'a passionné, pour deux raisons : en soi, comme tu le dis bien, il s'agit d'abord d'un nouveau mode de narration pour les séries télé (on se rapproche de plus en plus du cinéma) ; de plus, la mise en abime avec la réalité du métier d'analyste (du moins de ce que je crois en savoir!) est vraiment sublime.

    Je trouve ta conclusion intéressante. Mais je ne sais pas si Rubicon a réellement éprouvé les limites du genre de la série, ou si elle va contribuer, comme d'autres l'ont fait avant elle, à les repousser....

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  4. Attention, chère Melou : je n'ai pas dit que ça ne racontait rien, mais bien que ça ne racontait pas. Il y a d'ailleurs beaucoup plus de décoration d'intérieure et de mise en scène que d'écriture dans cette série (je maintiens que résumé sur papier, le scénario est finalement assez mince, c'est réellement le style qui la rend si fascinante).Cela rejoint d'ailleurs ton principe de série "impressionnante". Définition qui lui correspond d'ailleurs pas mal ; j'aurais toutefois une nuance sur le fait que ce soit "la première", Twin Peaks le faisait déjà il y a 20 ans (comme par hasard une série réalisée par des gens de cinéma et non de télé).

    Sur la question des limites, je ne sais pas si on peut réellement aller beaucoup plus loin. Au bout d'un moment à force de diluer la narration, il finit par ne plus y en avoir. C'est ce qui est arrivé en littérature après le nouveau roman.

    Sinon, tu as raison, je suis un peu dur par moments. Cela dit face à une série aussi prétentieuse dans ses ambitions esthétiques (ce qui n'est pas une critique dans ma bouche), on a le droit d'être dur.

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  5. (ah et sinon, je ne visait personne en particulier ^^)

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  6. je peus comprendre que l'on trouve ça lent, moi le premier. par contre comme je l'a déjà dit la narration épouse le rythme de vie de ses personnages. on nous a habitué aux deus ex machina, aux rebondissements, aus heros sur puissants, ici on respire, on progresse petitement, on sombre dans l'engrenage. foncer, ellipser aurait tout dénaturé.

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  7. C'est marrant parce que je me dis en te lisant (et aussi un peu en lisant Melou) que j'ai dû très mal m'exprimer... non parce que tout ce que tu dis est vrai, mais laisser entendre que je n'aurais pas pu accrocher à Rubicon parce qu'"on nous a habitué aux deus ex machina, aux rebondissements, aus heros sur puissants, ici on respire, on progresse petitement, on sombre dans l'engrenage." c'est quand même assez particulier adressé à un mec qui est inconditionnel de The Wire, Mad Men, Les Soprano ou plus récemment Treme, qui sont toutes des séries ultra-lentes et contemplatives, où il n'y a jamais le moindre cliffghanger, où il ne se passe parfois RIEN durant deux épisodes de suite, et dont les héros sont tout ce qu'il y a d'ordinaires, loin de la "surpuissance". Je veux dire : qu'on ne soit pas d'accord avec mon jugement, je peux tout à fait le concevoir, mais je ne veux pas qu'on me fasse le même procès qu'à un mec qui dans sa vie n'aurait vu que Lost, Heroes, 24 et les Experts, quoi. Ce n'est pas pour rien que je cite dans l'article John from Cincinatti, série lente et cent fois plus difficile d'accès que Rubicon. Je n'ai aucun problème, en soi, avec la lenteur, les progressions narratives à pas mesurés (je suis quand même fan de Faulkner !!!), etc. J'ai un problème avec la manière dont Rubicon gère son rythme, ce n'est pas exactement la même chose. On en a déjà parlé, mais pour moi l'exposition, par exemple, est bien trop longue. C'est une bonne blague de dire que le pilote dure cinq heures... il n'empêche que si l'on se base sur les éléments que proposent généralement les épisodes pilotes, il y a un fond de vérité dans cette blague. D'ailleurs comme je te l'avais dit il y a une semaine ou deux sur facebook, mon vrai questionnement sur le rythme de la série concerne les épisode 2 et 3, dont j'ai vraiment eu le sentiment qu'ils auraient pu être fondus en un seul sans que cela change quoi que que ce soit ni au rythme du récit, ni aux qualités esthétiques. En farfouillant un peu, j'ai d'ailleurs noté que l'épisode 3 coïncidait pile avec le moment où les audiences chutaient drastiquement pour ne plus jamais remonter. Je dois dire que je ne suis pas vraiment surpris, car c'est pile le moment où j'ai failli lâcher.

    Rubicon, dans le fond, c'est un film de 572 minutes qu'on a découpé en morceaux (il est d'ailleurs intéressant de noter que le découpage est très particulier dans certains épisodes, ils coupent à 44 minutes mais souvent, ils pourraient couper à 42 ou à 60, ne fût-ce les exigences du format - et de la pub - ça ne changerait pas grand-chose)

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  8. j'ai d'ailleurs noté que l'épisode 3 coïncidait pile avec le moment où les audiences chutaient drastiquement pour ne plus jamais remonter. Je dois ....."""""dire que je ne suis pas vraiment surpris, car c'est pile le moment où j'ai failli lâcher."""""....

    Putain... déjà qu'écrire un article aussi précis sur une série qui ne raconte pas grand chose... c'est balèze (je l'ai pas vue)... mais ton article à l'air plus haletant que cette série.. mais voir en plus à la fin des coms que tu vérifies aussi les audiences, c'est vraiment du boulot de pro (pas que je doutais hein... évidement non :-) )

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  9. Bah... merci !

    Tu sais le grand drame de ma vie, c'est justement que je n'ai jamais vraiment su séparer le "passionnel" du "professionnel"... Le Golb lui-même a été créé sur mes heures de travail :-))

    Enfin cela dit concernant les audiences, il suffit de savoir sur quels sites chercher, ça prend vraiment trois secondes entre l'intuition ("je me demande si les spectateurs américains ont lâché à peu près en même temps que j'aie failli lâché") et sa confirmation...

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