dimanche 24 octobre 2010

Pierre Mikaïloff et le Punk- "Tu regardais une photo, tu choisissais ton camp tout de suite."

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On ne parle jamais du téléchargement illégal de livres. Ne riez pas, ça existe. Mais on tait cette honteuse pratique, pourtant bien utile dans certains cas. Imaginez que cela se popularise : je pourrais accéder à toute l’œuvre de Pierre Mikaïloff en trois clics, et je vous reviendrais avec un papier du feu de Dieu. A défaut, je ne peux lire que quelques bouquins de l’auteur, un acheté, deux empruntés, pour arriver le jour dit avec de sérieuses lacunes que j’essaie du mieux possible de masquer (mais il est très difficile de faire semblant d’avoir lu un livre en face de son auteur, croyez-en ma vieille expérience). Certes, pour cette raison et d’autres, les écrivains contrairement aux musiciens ne se vexent jamais que l’on ne connaisse qu’une partie très fragmentaire de leur travail ; ils savent que par définition, celui-ci est incompatible avec le zapping (je brise un tabou suprême mais oui, bien entendu, il arrive à tout chroniqueur de zapper d’un morceau à l’autre sur un disque).

Heureusement ou malheureusement, c’est à voir vue la qualité des livres en question, nous ne sommes pas là pour parler bouquins, mais bien rock’n'roll. Et même plus précisément punk’n'roll, puisque le 28 novembre prochain Pierre Mikaïloff s’investira conférencier le temps d’une petite heure consacrée au punk, courant iconique s’il en est dont il fut, il y a de cela quelques années, ni plus ni moins que l’encyclopédiste. Ça tombe bien : son Dictionnaire raisonné du punk ressort dans quelques mois, « Revu et corrigé. C’est presque un nouveau bouquin, en fait. Malheureusement depuis quatre ans il y a beaucoup de gens qui sont morts… un livre comme ça, ça s’actualise tout le temps. » C’est noté, Pierre – j’essaierai de le télécharger illégalement.


Là où les choses deviennent compliquées pour ce Meeting… c’est que Pierre, fidèle à sa réputation, est aussi charmant que bavard, et qu’il semble soudain très délicat d’évoquer sa conférence au festival BBmix sans en déflorer très (trop) largement le contenu. On opte donc pour la technique du louvoiement : alors Pierre, comment tu t’es retrouvé à orchestrer cette petite sauterie ? 1 « C’est la seconde vie du bouquin. J’ai déjà été amené à faire dans des médiathèques, des centres culturels en province, des assos… c’est pas tellement lié à l’actualité – de toute façon mon bouquin ne sera pas présent à la sortie, le but n’est pas de le vendre. Il s’agit simplement de partager un peu le travail assemblé pour sa rédaction, et de le faire d’une autre manière que par écrit, éventuellement en m’aidant de photos ou d’extraits sonores… mais en fait ça passe tellement vite, trois quarts d’heure/une heure, que je n’en ai quasiment pas le temps ni l’utilité, il y a déjà tellement de choses à raconter, entre le contexte, les anecdotes, les personnalités… » Et l’on voit qu’en effet, le punk, Pierre pourrait en parler pendant des heures. On le supposait érudit, on le découvre en quasi exégète d’un mouvement qui, en France peut-être plus encore qu’ailleurs, n’a eu de cesse de hanter l’inconscient rock collectif – quitte à parfois (ré)écrire sa propre légende. « Le punk-rock c’est le mouvement qui est né pendant mon adolescence et que j’ai vraiment suivi de A à Z, et un mouvement auquel en plus j’ai vraiment adhéré. L’actualité du rock pour moi en 77, quand j’achetais Best ou R&F, c’était le punk, et c’était de mon point de vue ce qu’il y avait de plus intéressant à l’époque. Je continuais à aimer ce que j’écoutais avant (Beatles, Who, Chuck Berry)… mais ça c’était vraiment le truc excitant. Entre Whisbone Ash et les Heartbreakers tu regardais une photo, tu choisissais ton camp tout de suite. Dans les sixties ou les seventies tu aimais un groupe non seulement en fonction de sa musique mais aussi de sa philosophie, de son esthétique, de ses pochettes… »

LAMF

Et parmi le fourmillement et effervescence de l’époque, il y avait sans aucun doute de quoi faire. Au point qu’organiser une conférence d’une heure sur le sujet paraisse dans l’absolu assez ardu. D’autant que comme pour tout courant – mais plus encore que pour tout courant – il n’y a pas un Punk, mais des punks, explosés en différents endroits du globe et plus souvent définis par le contexte local que par une esthétique figée. « Je procède en deux temps : je parle d’abord des proto-punks, les groupes de la compilation Nuggets, puis des précurseurs bien sûr, Stooges, MC5, Dolls… tous ceux qui sont arrivés un peu trop tôt et qui ont disparu assez vite, finalement. Et bien sûr le contexte social, la crise qui est à son stade plus aigu en Angleterre, et qui est vraiment à la base du déferlement du punk là-bas. Aux États-Unis c’est assez différent, déjà la crise n’a pas la même ampleur, et les gens qui y sont à l’origine du punk viennent plus de la bohème new-yorkaise, des anciens hippies comme Patti Smith, des gens qui ont fait des écoles d’art comme Tom Verlaine ou Richard Hell… des gens qui sont assez lettrés, qui sont en fait un peu des glandeurs professionnels, qui bossent pas, qui vont traîner au Max, au CBGB… » D’où une première vague américaine nettement plus arty, qui culminera avec Television. Si vous n’avez jamais écouté ce groupe, vous n’avez qu’à imaginer ce qu’est pour vous un groupe punk… Television est à peu près l’inverse de cette image que vous venez de vous faire. « Quand ils sont passés à l’Olympia en vedette ils avaient pris Téléphone en première partie, eux ont fait un tabac et quand Television est passé… ils se sont pas faits jeter mais la moitié du public s’est endormi. »

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Et puis bien sûr, il y a le cas français. Pour le moins particulier tant la disproportion entre ce que cela a été et l’image (le mythe) qu’il en reste peut sembler, pour le rockeux contemporain, considérable. « En France c’est encore différent, il y a la crise économique mais ça frappe moins de plein-fouet qu’en Angleterre, parce qu’on a quand même des amortisseurs sociaux qui font que les gens ne sont pas dans la misère comme à Londres, où on vit dans des appartements avec des compteurs électriques dans lesquels il faut mettre des pièces pour avoir du courant… en France ça reste la fin des trente glorieuses, on a encore du blé et on tire moins la langue, donc le punk ici ce sera le fait d’un petit microcosme parisien, qui va être en partie les branchés issus des bandes des sixties, qui sont à l’affût de tout ce qui est nouveau et qui après avoir été hippies se branchent sur les Dolls ; et ces gens-là vont suivre les concerts des premiers groupes punks à Paris, Metal Urbain, Stinky Toys, Asphalt Jungle… C’est lié à un truc très hype, presque mondain, avec juste quelques uns comme Metal Urbain qui essaient de se démarquer et de rester vraiment prolétaires. Eric Débris raconte qu’il était le seul punk qui rentrait dans un HLM après les concerts, quand tous les autres regagnaient le cinquième ou le sixième arrondissement. » Chacun sera libre d’y voir ou non les prémices d’une pseudo hype parisianniste dont nous ne sommes jamais les derniers à nous moquer dans ces pages. Peu importe, à vrai dire : le malentendu demeure persistant aujourd’hui, au point de parfois cristalliser d’étranges haines – dans un sens comme dans l’autre. Je me souviens de la volée de bois-vert reçue il y a quelques années lorsque, candidement, j’avais osé écrire que les disques enfin réédités du très culte 2 Alain Kan ne valaient globalement pas tripette. A l’exact inverse, on tombe au hasard des recherches sur un vieux post de… Pierre Mikaïloff, évoquant un embryon de polémique au sujet du traitement supposé complaisant du punk français au sein de son dictionnaire. Petite mise en garde : si vous ne vous êtes jamais intéressés à la scène parisienne de l’époque, il y a de fortes chances que les griefs retenus contre l’auteur de Some Clichés vous semblent consternants de puérilité. Les querelles de clochets dans des villages où il y a plus d’églises que de fidèles font souvent ce genre d’effet. Mais cela méritait d’être relevé, car il se trouve que précisément et à tout le moins pour ce qu’on en a vu le temps d’un (long) verre, Pierre Mikaïloff est à peu près à l’opposé du parigot fétichisant le punk français à outrance et inventant une légende aux petits pieds. On trouvera même, planqué au milieu de sa superbe bio de Bashung 3, quelques propos très sévères avec une scène dont très peu de groupes étaient audibles (écrit-il). Ce qui n’est dans le fond qu’un constat objectif.

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« Le problème des groupes français c’est qu’à part Marie & Les Garçons, qui se sont démerdés pour accéder à John Cale, ils sont tous très mal enregistrés. Les Stinky Toys ils ont fait leur album en trois jours avec un mec qui faisait de la variété d’habitude. » Une justification qui n’explique cependant pas réellement le susmentionné hiatus entre la réalité et la mémoire. « En fait ces groupes jouaient très peu. Ils ont fait peu de concerts, peu de disques, la scène était toute petite (ça devait toucher à peu près deux cents personnes sur Paris), parfois pour faire des premières parties ils montaient des groupes en en cannibalisant d’autres parce qu’il n’y en avait pas assez. C’est resté, c’est vrai, assez embryonnaire, mais ça n’a duré que deux ans et les gens qui avaient des choses à dire ont continué après. Alors ça s’appelait plus punk, ça s’appelait Elli & Jacno, c’était tout le catalogue Mankin qui émanait de Taxi Girl et de la scène du Rose Bonbon, dont Bandolero, qui est devenu un hit international… le punk c’est une fabuleuse gestation plutôt qu’une fin en soi, une sorte d’expérience qui dure un an ou deux et qui après débouche sur plein de choses. » Et là, sans le savoir, Pierre vient de donner la meilleure définition du punk que l’on ait entendu depuis bien longtemps. Qui s’étend bien sûr à la perfection au mouvement dans son ensemble, États-Unis et Angleterre compris. « En même temps le punk esthétiquement il n’y a pas de définition précise, c’est surtout une liberté de créer, de produire ce que tu veux, ça peut passer par le reggae comme par le garage des sixties. Idem pour les looks. Les Sex Pistols on peut considérer que c’est un groupe de heavy-metal et Steve Jones, une grosse brute qui aime le hard-rock et ne cherche pas plus loin. » D’où bien entendu le côté météoritique de la chose. Un courant aussi viscéral et éclaté ne pouvait s’installer sur la durée, à tout le moins musicalement et en acceptant d’oublier les dix revivals qui suivirent (et qui devaient beaucoup plus, dans le fond, aux fleurons hardcore US). « Fin 77 c’est déjà fini, tous les grands disques sont sortis et on passe progressivement à autre chose ; le Clash commence à s’intéresser au reggae et au funk, les Pistols et les Damned sont séparés, Patti Smith reprend du Springsteen… les groupes français pour la plupart ont éclaté, les Ramones vont s’accrocher à leur truc pendant vingt ans et c’est beau et pathétique en même temps… »

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Reste à connecter la musique avec ce mot – PUNK – puisque définition ou non, état d’esprit ou pas, tout cela doit bien avoir un sens. Après avoir osé déclarer que More More More était le meilleur album des Dogs, ce qui a failli mettre un terme aussi définitif que précoce à la discussion, Pierre Mikaïloff remet un instant ses habits d’encyclopédiste : « Au départ c’est un mot d’argot qui est utilisé en Angleterre au Moyen-Âge, qui signifie prostitué… ça va peu à peu évoluer pour prendre le sens de connerie… mais ça va surtout revenir fin XIXe/début XXe dans l’argot des petits voyous, c’est toujours utilisés dans ce sens d’ailleurs, et se développer dans le langage des prisons pour désigner un mignon au service d’un caïd. Après les punks n’ont pas choisi de s’appeler comme ça, c’est un truc de journaliste qu’ils vont finalement revendiquer. Manière de dire au système : voilà, vous avez fait de nous des punks, débrouillez-vous. Nous sommes des punks, nous sommes là… et on va foutre le bordel. C’est ma définition ».


Dernier ouvrage : Jane Birkin : Citizen Jane (Alphée-Jean-Paul Bertrand, 2010)
En conférence le dimanche 28 novembre, 16 heures, au Carré Bellefeuille, à Boulogne-Billancourt, dans le cadre du festival BBmix

Crédits photos : Céline Guillerme pour celle de Pierre Mikaïloff, Scali pour le livre. Les autres sont d’origines diverses et parfois variées.


1. Aucune information ne nous a été transmise au sujet des horaires d’ouverture de la buvette, mais on admettra qu’une conférence sur le punk sans possibilité de boire un coup ce serait un peu comme un article sur le punk où n’apparaîtrait à aucun moment le nom de Sid Vicious… ouf ! je l’ai casé.
2. Rappelons que si en gros, un artiste culte est un type qui intéressait peu de gens à une époque mais dont l’œuvre a eu une influence considérable par la suite (exemple typique : le Velvet Underground), un rocker culte français est pour sa part un type qui intéressait peu de gens à l’époque et que plus personne n’écoute aujourd’hui à part vingt mecs.
3. Bashung, vertige de la vie, aux éditions Alphée-Jean-Paul Bertrand.