dimanche 10 octobre 2010

CARL - Univers à part

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Carl est un groupe étrange dont le premier album est étrange, peu commun, singulier – rayez la mention inutile. Face à leur musique, dont nous vous avions déjà touché un mot il y a quelques semaines, on peut facilement se retrouver déstabilisé, à la fois fasciné et bouche bée. Le genre d’album qui peut donner du fil à retordre pour être décrit (chroniqué, n’en parlons pas) mais que l’on ne peut s’empêcher de chérir, sa capacité à vous happer étant rarissime. Mais impossible de se dire que les mieux placés pour décrire Où poser des yeux ?, finalement, sont sans doute ses auteurs eux-mêmes.
 
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Là, première surprise : Carl est un groupe (ce que l’on ne savait pas) emmené par un certain… Carl. « Oui, c’est une incohérence. Mais au départ j’étais seul sur scène, c’est au fil du temps que c’est devenu autre chose, un vrai groupe… donc le prochain projet ne s’appellera peut-être pas Carl, on verra. » Et ainsi le Meeting… Carl devint un Meeting… Manu et Carl de Carl, ce qui sonne assez moche mais puisqu’ils récusent le « mégalo » Carl’s Band qu’on leur propose, avec il est vrai une pointe d’ironie…

Mais continuons avec les surprises. La meilleure de toutes : ces gens sont sympas, et même souriants. Ils font même les cons avec le reste du groupe, assis à la table derrière nous et victime d’une attaque de cacahuètes emmenée par Manu, qui sait tenir ses hommes. L’une des premières phrases de Carl à propos de son projet ? « On s’amuse bien. » Autant dire qu’on ne s’attendait pas vraiment à cela vue la teneur d’Où poser des yeux ?, album volontiers pesant que plusieurs de nos camarades vont jusqu’à qualifier de « dérangeant ». Quiconque a jeté une oreille même distraite sur "Patiente pour défigurer", le meilleur morceau du tas, peut sans peine le comprendre. Eux en revanche ont l’air surpris qu’on soit surpris, ce qui constitue en quelque sorte la troisième surprise. Manu : « Pas mal de gens parlent de noirceur, on a souvent entendu que c’était glauque, que ça parlait beaucoup de cadavres… je pense que ces gens-là n’ont peut-être pas perçu un second-degré, ou alors qu’ils ont vraiment bloqué sur quelques mots qui ne représentent en fait pas grand-chose au sein de l’ensemble. » On avancerait plutôt l’hypothèse de l’atmosphère. Les morceaux qui marquent le plus à la première écoute – pour ne pas dire qu’on les prend carrément en pleine gueule – ne sont pas les plus rigolos, d’ailleurs hormis "La Pelouse", Où poser des yeux ? ne renferme aucun morceau que l’on puisse considérer comme marrant. Il s’en dégage une urgence, une anxiété débouchant sur un sentiment de malaise qui se retrouve d’ailleurs parfaitement dans les dessins de Carl – puisque le monsieur est illustrateur à la base.
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On n’est donc pas tout à fait d’accord avec leur analyse, mais on en comprend cependant parfaitement la nécessité. Car il n’y a pas que cette facette relativement lugubre dans Où poser des yeux ? ; le projet n’est pas réductible à deux titres ("Mes amis" et "Patiente pour défigurer"), aussi réussis soient-ils. Au gré des plages on trouvera également un Objet Musical Non Identifié au swing entêtant ("Le Chien"), une merveille de poésie aux relents gainsbouriens ("Mille visages pour une plage de sable"), un titre complètement chtarbé ("La Pelouse"), un attentat indus ("La Maison me mangera") et même des accents à la Tiersen sur "Caillou". « C’est vraiment quelque chose qu’on veut garder », explique Carl, « On ne veut pas s’enfermer dans une espèce de noirceur. » Il peut dormir tranquille : la diversité des styles va de paire avec la diversité des climats. Le simple fait qu’une chanson sensuelle et contemplative comme "Mille visages" puisse cohabiter au sein du même album que le hip hop jazzy de "Dimanche" (qui n’est pas sans évoquer par instant un genre de Q-Tip sous tranxène) a quelque chose de rare – donc de précieux.

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Le fruit d’un brassage musical aux airs de casting de rêve, avec le producteur Noza dans le rôle de l’ombre tutélaire, et Carl et Manu dans celui de l’improbable couple de comédie romantique, l’illustrateur-auteur-rappeur et le rocker. « Au début je voulais juste rejoindre Carl pour jouer des instruments qui étaient déjà dans les morceaux, et progressivement je me suis greffé au truc, j’ai commencé à lui envoyer des compos à moi… etc. Après en regardant nos discothèques respectives je pense qu’il doit y avoir au moins 60 % des disques qu’on a en commun. On n’aurait peut-être pas cru au départ qu’on partageait autant d’influences, je pense notamment à toute la vague Diabologum, Programme… des trucs que j’ai toujours adorés et qui m’ont sans doute mis en connexion avec l’univers de Carl. » Filiation d’autant plus évidente que l’on n’entend pas des héritiers de Diabologum toutes les trois semaines (les projets de ses ex-membres pouvant difficilement être vus comme une relève), et que l’un des groupes les plus extraordinaire dont l’Europe ait jamais accouché n’a pas connu la postérité qu’il aurait mérité. De fait, cette « communauté d’esprit » (pour reprendre l’expression de Manu), loin d’être encombrante ou de faire marcher Carl dans les clous, aurait plutôt tendance à rendre le collectif d’autant plus exceptionnel. Pour dire les choses simplement : Où poser des yeux ? est certainement l’un des albums les plus originaux et surprenant que l’on puisse entendre en 2010, tous genres, styles et pays confondus. On ne peut que vous conseiller de vous y plonger si ce n’est déjà fait ; l’ouvrage n’est pas toujours facile, il n’essaie pas spécialement de plaire et s’apprivoise lentement. Ceci fait, il est extrêmement difficile d’en ressortir.


Où poser des yeux ?, de Carl (Humpty Dumpty Records/Le Son du Maquis, 2010)