dimanche 29 août 2010

Le Triolisme à la belge

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C’est un lieu commun, presque un écueil critique : déclarer en se voulant sans doute pertinent que la Belgique est « l’autre pays du rock » (ou de la pop, selon les circonstances), énonçant ainsi pour la énième fois ce qui n’est qu’une évidence pour quiconque s’est un tant soit peu intéressé à la musique ces quinze dernières années. Et pourtant, c’est un écueil critique toujours très séduisant, et pas uniquement parce que le bordel institutionnel de nos voisins a effectivement quelque chose de totalement rock’n'roll. Ne rien y voir d’autre qu’un complexe bien de chez nous : les Français n’ont jamais compris et ne comprendront jamais que ce peuple dont ils aiment tant à se moquer gentiment, avec son petit pays, son accent, ses frites et un gamin qui pisse en guise de chef-d’œuvre international, puisse ainsi les surclasser en matière de rock et de pop… et ce quasiment depuis la nuit des temps. Car si bien sûr aujourd’hui la grosse artillerie belge déferle sur l’Europe pour le meilleur (Arno, dEUS) comme pour le pire (les innommables Ghinzu ou les assez insoutenables Puggy), remonter le temps file le frisson. Univers Zéro rivalisait largement avec les Gaulois de Magma. Front 242 écrivait l’avenir à une époque où la France n’en finissait plus de danser connement sur les vestiges d’une new-wave agonisante. TC Matic publiait quatre albums essentiels tandis que les soi-disant « classiques » de la scène « alternative » de chez nous sont quasiment inécoutables aujourd’hui (du moins sans rire). Au milieu des années 90, souvenez-vous : le phénomène techno-rock déferle sur le monde. Ah non, vous ne pouvez pas vous souvenir, le nuage radioactif a contourné la France… mais pas la Belgique, qui eut avec Soulwax l’une des pointures du genre. Et ainsi de suite, on pourrait continuer ainsi pendant des heures. Et ce sans parler de la kyrielle d’artistes bien plus discrets mais tout aussi passionnants qui fleurit chaque année dans ce – par ailleurs très – beau pays (Miam Monster Miam, Venus, la liste est sans fin, dans tous les styles). Et sans compter que le plus grand chanteur français de tous les temps était un Belge. Je ne parle évidemment pas de Johnny.


Alors oui, vu de France, tout cela est assez intimidant. On se console comme on peut – ne cherchez pas pourquoi on rappelle systématiquement que la navrante Amélie Nothomb est belge (en revanche nous sommes partants pour naturaliser Jean-Philippe Toussaint comme on a si bien su le faire avec George Simenon 1). Mais ce genre de petite bassesse, hélas, ne suffit pas à faire oublier une triste réalité que les sorties nationales (quasi) conjointes de trois fleurons de l’écurie Humpty Dumpty Records viennent douloureusement nous rappeler.


A part leur pays de production et leur label, les trois albums avouons-le n’ont rien à voir. Mais deux d’entre eux au moins témoignent de la qualité et de la constance dans les ambitions de la scène belge, ses groupes comme ses labels. Si Le Jour et la Nuit, de Mièle, l’illustre un peu moins, c’est surtout parce que c’est un parfait album de pop… française – ou pas loin. Avec peut-être des qualités de production qui en feraient un disque légèrement supérieur à la moyenne nationale, mais sans véritable valeur ajoutée pour le démarquer du tout-venant de la production pop/variété hexagonale (dont on a parfois suffisamment ras-le-bol pour ne pas avoir envie de se cogner celle des voisins). L’influence de Murat est latente sur plusieurs morceaux, notamment les deux premiers, dont l’un rappelle celui de Mustango (sans la noirceur hypnotique) et l’autre celui d’A Bird on a Poire (sans le dandysme). On peut difficilement dire que c’est mal fait, encore moins que c’est mauvais. C’est juste aussi anodin que ce que peuvent suggérer le titre et la pochette, mignon dans les meilleurs moments, mièvre dans les plus mauvais – heureusement assez rares.


Les cas de Boy et de Carl sont tout à fait différents et bien plus significatifs. Le premier publie un album anglophone, semi-acoustique, atmosphérique et planant, qui témoigne d’ambitions harmoniques dénotant nettement avec ce qui se fait par ici. Or, ironie à la fois amusante et alarmante, il s’agit bel et bien d’un groupe français. Sauf qu’on voit mal quel label local aurait pu éditer cet And Night Arrives in One Gigantic Step 2 dont le seul véritable défaut est sans doute son titre à l’anglais légèrement boiteux. Déjà, chanter dans la langue de Shakespeare est obligatoirement un handicap si on souhaite avoir une carrière en France (on se demande d’ailleurs bien pourquoi vu l’incapacité crasse de beaucoup d’artistes à écrire de bonnes mélodies dans leur langue maternelle… apparemment Jacques Toubon n’avait jamais écouté de musique de sa vie). Être dans un groupe plutôt qu’en solo, aussi, comme nous le racontait Xavier Plumas il y a quelques mois. Alors les deux à la fois, en plus en se proposant de produire une musique sinueuse, pas forcément évidente à la première écoute, et jouant sur les climats et les arrangements… autant dire que vous pouvez allez vous rhabiller tout de suite. Ou imprimer une liste de labels belges en espérant que les super bons groupes de chez eux leur laissent du temps pour les autres. C’est apparemment ce que Boy & The Echo Choir ont décidé de faire, et on peut difficilement leur donner tort. Il eût été tragique de se priver d’un album si personnel et habité, certes pas exempt de défauts, mais dont certains morceaux (Into the Light, Silent Is Your Song) sont tout simplement splendides.


Et puis bien sûr il y a Carl. Son cas est un peu plus particulier, puisque notre confrère à longue queue tachetée et belgitude affirmée, Mmarsupilami, avait déjà attiré notre vigilance sur cet artiste il y a un an. Les gens laissant traîner leurs oreilles connaissaient donc déjà son premier album, Où poser des yeux ?, et le retrouver au gré de cette sortie française et après l’avoir laissé refroidir quelques mois confirme tout le bien qu’on pensait (et même plus encore). Si on voulait faire dans la formule facile, on pourrait presque dire que cet OVNI est le parfait inverse aux deux albums susmentionnés. Violent et rageur quand le Mièle est… mielleux ; poisseux et distordu quand le Boy est tendre et délicat. Le slam y est décharné, les arrangements d’une rare intelligence et l’ensemble, pas forcément commode à la première écoute, devient rapidement fascinant. Les références pleuvent ? Oui, mais on ne pense qu’à des artistes de très haut niveau, à Ferré période Amour Anarchie. A Tue-Loup lorsqu’il se fait accompagner de l’excellent Rom Liteau. A Diabologum évidemment, qui est d’ailleurs un peu le chaînon manquant entre les deux références suscitées. Il faut écouter attentivement Mes amis (rien à voir avec la bluette de Daniel Darc, n’ayez crainte), Le Chien (avec son gimmick chipé à l’Audrey’s Dance de Twin Peaks) ou la très sombre Patiente pour défigurer. Se laisser bercer par cette scansion puissante, ces riffs tranchants et ces rythmiques tendues à l’extrême. Si le dernier tiers de l’album est un poil moins convaincant, il ne fait nul doute que la nécessité soit urgente de le découvrir. Car si, non édité en France et noyé dans la masse ailleurs, il a pu passer un peu inaperçu l’an passé, Où poser des yeux ? pourrait bien revanche se tailler la route des podiums en 2010. On s’en plaindra d’autant moins que, comme on l’a dit ailleurs, cette année est par instants d’un ennui à crever.

En France comme en Belgique, pour le coup.


Le Jour et la Nuit | Mièle

👍 And Night Arrives in One Gigantic Step | Boy & The Echo Choir

👍👍 Où poser des yeux ? | Carl


1. Français qui me lisez : je vous assure, il était belge ; Belges qui me lisez : je vous assure, en France tout le monde s’est efforcé d’oublier qu’il venait de Liège.
2. Ou comment se fâcher en une seule phrase avec tous les labels du pays. N’empêche qu’il faut bien dire les choses telles qu’elles sont. Ils peuvent toujours se remonter le moral en se disant que ça ne vendra pas plus sur un label belge…