jeudi 15 avril 2010

Woodpigeon - L'Objet de notre affection

...
[Article paru en février sur Interlignage] Chroniqueur est un job curieux. Déjà, c'est un job fatigant. Un truc de passionné. Parce que certes, vous écrivez, et pas qu'un peu (et pour pas grand-chose). Et bien sûr, vous écoutez de la musique. Plutôt beaucoup. Mais il y a également la partie immergée de l'iceberg, celle oscillant entre l'état de collectionneur compulsif et le taf de directeur artistique : ces heures entières que vous passez à farfouiller, à lire des tonnes de sites, à écouter tout ce qui vous tombe sous la main, à bouffer du communiqué de presse et ingurgiter de l'envoi promo jusqu'à en avoir la tête qui tourne. Et depuis que l'avènement du Web 2.0 a démontré que des artistes auto-produits (qu'ils s'appellent Jennie Sadler ou VIOL) pouvaient largement tenir la dragée haute à des superproductions 1, il faut encore plus fouiller, encore plus être curieux, encore plus être attentif.

Ne vous en faites pas : je ne vais pas vous servir un couplet sur la dure vie de chroniqueur, ce serait d'autant plus absurde que vous pourriez sans doute sans problème être à ma place. Je parlais délibérément du côté curieux de ce job car, par conscience professionnelle ou curiosité exacerbée, il vous amène régulièrement à écouter des trucs auxquels vous n'auriez pas accordé un regard dans d'autres circonstances. C'est l'hiver, il fait froid, vous vous embêtez un peu et là pouf : un colis arrive. Vous le déballez, vous regardez les dates de sorties, vous décidez en toute logique d'écouter prioritairement les albums qui sortent bientôt et remisez sous la pile celui qui n'est pas annoncé dans nos contrées avant le mois d'avril. Sauf que comme souvent, la moitié des trucs ne va pas vous plaire et vous allez rapidement arriver en fin de liste. Du coup par curiosité, vous finissez par mettre ce fameux disque sur votre platine...

Et vous tombez amoureux. Or tous les amoureux sont pareils : ils ne peuvent pas s'empêcher de parler à tout le monde de l'objet de leur affection, même si cela n'intéresse personne. "Ce sont des choses humaines", aurait dit l'immense William Sheller - qui d'ailleurs pourrait bien se laisser séduire par Woodpigeon s'il devait croiser sa route.


Bien entendu les histoires d'amour sont toutes les mêmes : on se découvre peu à peu, on se séduit, on s'apprivoise. Ces choses-là prennent du temps et il m'en faudrait plus, beaucoup plus pour pouvoir introduire Woodpigeon à hauteur du coup de cœur provoqué. Le groupe canadien a déjà publié deux beaux albums (Songbook et Treasury Library Canada), dont on se demande par quel tragique coup du sort ils n'avaient jusqu'alors jamais croisé notre route 2. Il revendique à raison l'influence d'Iron & Wine, à laquelle on ajoutera volontiers celle du Maître Elliot Smith, très diffuse mais omniprésente dans la manière de capter les voix. Voilà qui devrait vous situer Woodpigeon dans une famille plutôt glorieuse - j'entrevois même déjà un filet de bave sur certaines lèvres.

Mais dire cela reste un peu court, tant l'orfèvrerie pop 3 s'exprime en des paysages variés et difficilement limitables (un paysage par définition tend vers l'horizon, certes... mais c'est plus rare concernant les paysages musicaux). On pense ainsi parfois à Grizzly Bear, d'autres fois à Calexico, et encore à certains moments à Death Cab For Cutie - tant pour pour la limpidité des mélodies que pour les climats, ou encore pour cette manière d'osciller entre langueur contemplative et assauts pop entraînants.

Il se dégage de Die Stadt Musikanten (le titre est improbable, autant dire que ma nouvelle amoureuse s'appelle Germaine) un étrange sentiment, une forme de mélancolie joyeuse comme on n'en avait plus vue depuis les années 80 et les débuts de R.E.M. (dans un style n'ayant cependant pas grand-chose à voir). C'est-à-dire que même lorsqu'il est gai et léger, cet album provoque une émotion profonde et intense. Et que même lorsqu'il est triste, il ne vous plongera jamais dans la dépression. C'est sa grande force. Beaucoup plus que sa production (impeccable), ses mélodies (ciselées) ou sa densité (étonnante). Die Stadt Musikanten est un de ces grands albums de pop racée comme l'on n'en croise qu'un tous les deux ou trois ans (vous noterez qu'il suffit d'avoir la bonne adresse : Woodpigeon en a sorti un comme ça par an depuis 2008, ce qui laisse songeur quant à son potentiel). Il sort officiellement la semaine prochaine ; il est d'ores et déjà en streaming sur l'excellent site du groupe, et c'est peu dire qu'on vous le recommande. Car tout de même, la différence majeure entre l'amoureux passionné et le chroniqueur séduit, c'est que ce dernier adore partager. Vous savez donc quoi faire. Bande de coquins.


Die Stadt Musikanten, vol 1. de Woodpigeon (19 avril 2010)




(1) Cela ne vient évidemment pas de sortir, la différence c'est surtout qu'avant le Web nous y étions beaucoup moins exposés.
(2)
En fait le premier est inédit chez nous ; le second est sorti il y a un an tout pile.
(3)
Les Anglo-saxons appellent cela orchestral pop, terme trompeur puisque suggérant un côté symphonique pas vraiment à l'ordre du jour.
...

19 commentaires:

  1. Ouh, c'est très bien ça. Et c'est vrai que leur site est chouette.

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  2. En effet, ce qu'on entend sur le site est vraiment bien.

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  3. Y a pas des serpillières comprises avec ce post ?
    En tout cas, les références sont alléchantes…

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  4. Exactement dans la même situation sauf qu'il est resté dans la pile. Je pensais passer mon tour, mais je ne voudrais pas que tes envies de partage restent veine. Sinon moi aussi je suis fatigué...

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  5. Fabrice >>> des serpillières ?

    Benjamin >>> c'est vrai qu'on a des vies difficiles ^^

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  6. J'aime beaucoup! Merci pour cette découverte!

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  7. Il ne sort officiellement que la semaine prochaine !? Je me demandais pourquoi il ne figurait pas dans le CDG. J'ai ma réponse !

    Il circule en tout cas depuis la mi-décembre. Méchants pirates !
    Sinon, comme tu le sais, j'ai eu beaucoup de mal au début, et ta chronique de février m'a donné envie d'y retourner, avec succès, cette fois.
    Je n'en ferai néanmoins pas un de mes disques de l'année (pas dans les 40, c'est certain). Pas à cause du disque en lui-même, mais de ma lassitude actuelle de la pop.

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  8. Vraiment un grand album de pop. Les précédents étaient bons, mais là, Woodpigeon a changé de dimension.

    @Thierry : en fait chez nous (au Canada, dont vient Woodpigeon) l'album est sorti depuis janvier. Je crois même l'avoir vu en ventes digitales fin 2009. Cela explique surement ceci...

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  9. Hihi. Je me demande toujours, un peu, quelle est la part de masochisme, chez les "chroniqueurs compulsifs". Enfin, toi, ça ne compte pas, tu es surtout un graphomane, non ? ;) Tu écris plus sur ce qui t'inspire que sur ce que tu aimes...

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  10. @Laiezza : Ouais je me pose la question du masochisme à chaque fois que j'ouvre Twitter et que je vois quelqu'un qui se fout de notre gueule :)

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  11. @ Benjamin F : on se fout de votre gueule parce vous utilisez twitter, c'est ça, que tu veux dire ? :D

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  12. Mais c'est vrai, vus avec les yeux d'une pauvre bloggeuse, qui doit écrire quatre articles par mois (les gros mois), vous avez un peu l'air de drogués, ou de fous, ou de maniaques, enfin, vous faites un peu peur (mais on voit bien, que vous êtes gentils ;).

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  13. La serpillière, c'était pour le filet de bave que tu évoquais à propos des références (j'ajoute Sufjan Stevens sur un ou deux titres).
    En tout cas, après écoute, ça a vraiment l'air d'être une belle découverte. Merci, m'sieu !

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  14. M'a ennuyé à mourir cet album. D'ailleurs je ne l'ai pas écouté beaucoup. Mignon mais si creux... Enfin, pour moi !

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  15. Kalys >>> mais de rien !

    Thierry >>> une aversion pour la pop ? Pourtant Dieu sait que de la vraie bonne pop comme celle de Woodpigeon, on en a pas été débordé ces dernières années...

    Laiezza >>> je ne sais pas si c'est du masochisme, mais c'est sûr qu'il y a un côté un peu sacerdotal. Alors c'est vrai que selon le sens commun, c'est sans doute un peu fou de consacrer autant de temps à faire quelque chose, comme ça, par passion et gratuitement. Mais ce n'est pas parce que ça s'est perdu ailleurs qu'il faudrait que nous fassions autrement ;-)

    Fabrice >>> donc toi, quand tu baves tu t'essuies avec une... serpillière. Écoute c'est peu commun, mais on a tous nos petits vices :-D

    Ronchon 1er >>> non bah, rien. Règne ^^

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  16. Bon j'ai tente le truc mais sans succès. Je suis à deux doigts d'abonder dans le sens de Lyle :)

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  17. Et un nouvel EP qui circule déjà depuis quelques jours (semaines ?).

    What's my name ?

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  18. Ah ! Heureusement que tu es là, Thierry, parce que comme pour leur album d'avant (qui est sorti quelques mois après Die Stadt Musikanten mais que je n'ai chroniqué que des mois après vu que personne n'avait communiqué dessus), on ne peut pas dire qu'on en est parlé des masses. Merci !

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