samedi 3 avril 2010

Putride, mais tellement bon...

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°36]  
Thérèse Raquin - Emile Zola (1867)

Je me souviens encore avec émotion du jour où j'ai ouvert pour la première fois Thérèse Raquin. J'étais relativement jeune. J'avais lu quelques années plus tôt (au collège, il me semble) L'Assommoir, que j'avais comme de juste détesté. Mais à un point... vous n'imagineriez pas. Entre Zola et moi, c'était franchement mal barré. J'ai fui ses livres durant nombreuses années et si j'ai toujours pu m'enthousiasmer pour les classiques (enfin... toujours à partir d'un certain âge) j'ai en revanche passé une grande part de mon adolescence à esquiver cet auteur-ci. Zola, je le haïssais. L'archétype du classique lourd comme pas permis avec les longues descriptions interminables et l'action minimaliste - même les films de Jaoui & Bacri me semblaient moins chiants.

Certes je n'avais lu que l'Assommoir et ne connaissais par conséquent quasiment rien de son œuvre. Mais bon : quand on est jeune, ce n'est pas le genre de détails dont on s'encombre bien longtemps. Pour vous dire : arrivé à la fac, je n'avais toujours quasiment rien lu d'un auteur qui quand même était un petit peu considéré comme l'un des plus grands de tous les temps (peut-être même le plus grand selon l'imaginaire collectif et ses expressions toutes faites de type C'est du Zola ou encore Arrête de te la péter François Bégaudeau, t'es quand même pas Zola... Zola c'est un peu l'auteur classique ultime, l'auteur classique par excellence, même son nom claque comme s'il avait été préalablement marketé). Alors un jour, quand même, j'ai voulu voir de quoi il retournait. Et c'est donc ce jour dont je me souviens avec émotion : celui de ma rencontre avec Thérèse Raquin.

Ici si vous connaissez Zola sans jamais l'avoir lu (comme une majorité de gens, en fait) il conviendra d'oublier sur le champ tout ce que vous avez jamais pu entendre dire à son sujet. Dans Thérèse Raquin, vous ne trouverez rien de tous les clichés, préjugés, des idées préconçues ni des images d'Épinal. Le troisième roman de Zola (et non le premier comme je l'ai lu des centaines de fois en trépignant sur mon siège) est un livre trash. Même en 2009, il reste d'une violence étonnante, particulièrement dérangeant et en tout point sinistre. Alors pour 1867... je ne vous dis même pas. Toi, le jeune qui me lit et qui pense que tout ça c'est de la vieille littérature un peu poussiéreuse, tu vas en prendre pour ton grade. Si l'on faisait une espèce d'équation imaginaire avec une proportion contenu/époque, on arriverait même sans doute à la conclusion que Thérèse Raquin est le livre le plus sulfureux de tous les temps. N'importe quel roman publié à la même époque (Crime & Châtiment compris) a l'air d'un gentil truc un peu tiède à côté de la rage et de la noirceur irriguant celui-ci qui, comme de juste, s'imposera rapidement comme la seule vraie bonne œuvre de punk français (je caricature bien sûr... il n'empêche que l'effet sera assez similaire).

Mais de quoi parle cette succube littéraire, me demanderez-vous ? D'une histoire vieille comme le monde (un peu moins en 1867... quoique) d'amants criminels, de sexe, de pouvoir et de passion autodestructrice. Cependant si l'on parle de passion à propos de n'importe quelle histoire à l'eau-de-rose de nos jours, précisons que celle ici mise-en-scène (le mot est juste lorsqu'on connaît le soucis du détail de l'auteur) ne transpire pas vraiment l'amour et la douceur. Les sentiments y sont aussi violents que les actes, les vengeances s'accumulent et la cruauté du dénouement écornera l'image (complètement usurpée) de Zola le gentil humaniste. Thérèse Raquin, c'est deux-cents pages de confrontations, de tension permanente et de noirceur savamment étudiée (là encore on nage dans la crudité sans nom quelle que soit l'époque de lecture). Même les silences sont violents. Même les paysages de Paris (cette ville broyeuse d'âmes). Et ce n'est rien à côté de ces personnages échappés de Shakespeare et de leurs émotions. Personne sans doute n'oserait écrire un truc pareil aujourd'hui. Mais écrire un truc pareil aujourd'hui n'aurait cela dit aucun sens - puisque que contrairement à Emile Zola nous connaissons la psychanalyse. Nous ne pourrions accepter une seconde qu'un auteur publie en 2009 un roman (que l'on qualifierait sans doute de caricatural) dont les personnages semblent si totalement dépourvus d'âmes, ricochant sur les évènements comme des balles sur un mur. Zola n'aurait d'ailleurs pas forcément goûté cette habitude très contemporaine de psychologiser les personnages de fiction, quand lui n'a jamais écrit que sur des sujets d'étude - archétypes juste bon à soutenir ses démonstrations scientifiques auto-déclarées. Qu'importe. C'est de cette radicalité anti-romantique (déjà) que naît l'étrange beauté de Thérèse Raquin, livre malade de la nature humaine écrit par un auteur ivre de son talent (il faut lire ce passage incroyable durant lequel Thérèse s'ouvre enfin pour comprendre ce que signifie le terme puissance en matière de littérature).

Bien entendu comme tout chef-d'œuvre qui se respecte, Thérèse Raquin sera étrillé par une critique ne comprenant pas grand-chose à la révolution en marche. Difficile de s'en étonner. Le Maître lui répondra, goguenard, qu'elle n'y a rien compris - et que si elle avait compris son indignation eût sans doute été pire. Le jour où j'ai ouvert pour la première fois Thérèse Raquin, cette seule préface a suffi à me conquérir. Après des années de fâcheries, Zola et moi sommes devenus les meilleurs amis du monde. Et si je n'ai jamais essayé de relire L'Assommoir, j'ai lu et relu tous les autres.


Trois autres livres pour découvrir Emille Zola :

La Curée (1872)
La Terre (1887)
Le Rêve (1888)
...

20 commentaires:

  1. Tu fais bien, Thomas, de prévenir les jeunes lecteurs, et leurs parents : ce roman à l'intrigue crapuleuse et sordide (comme le dit l'évêque dans 'Drôle de drame') a pu inspirer 'Les Diaboliques' d'Henri-Georges Clouzot, d'après Boileau-Narcejac. Il y a des points communs, notamment de l'eau, beaucoup d'eau dans l'histoire.

    Entre de mauvaises mains, sous de mauvais yeux, qui sait ce qu'il pourrait inspirer aujourd'hui.

    Autant 'Germinal' est un récit édifiant, et 'L'Assommoir', une oeuvre instructive pour les jeunes filles fragiles et les jeunes gens intoxiqués à l'absinthe où ils cherchent à oublier l'absente, autant 'Thérèse' est un manuel du crime à brûler sur la place publique (là où on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans).

    [Bon, sauf la fin, et encore, j'ai été clair ? j'ai fait ce que j'ai pu, j'avais promis]

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  2. Remarquable texte !

    Vous avez retrouvé la foi ?

    BBB.

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  3. Alors là, je m'incline. Ca donne envie de plonger tout de suite dans le livre. Du grand Thom, selon l'expression consacrée ;)

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  4. Je n'avais jamais lu un tel regard sur ce livre. Et soudain, le classique devint "vivant". Amitiés. H.

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  5. J'avais du le lire pour le lycée, je crois... Et j'étais pétri de préjugés à l'égard de Zola. C'est vrai qu'on échappe au côté "Manifeste Naturaliste poussé à l'extrême" du seul autre que j'en ai lu (Germinal), et que c'est réjouissant. Et surtout, c'est en effet un des livres les plus glauques et malsains que j'ai eu l'occasion de croiser. Rien que pour ça il faut le saluer.

    Mais par contre, faudrait me forcer pour me faire jamais relire un Zola...

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  6. Lou >>> oui, et je m'étonne d'ailleurs qu'il n'y ait pas de signalétique pour ce genre de livre :-)

    BBB. >>> ?

    Lil' & HV. >>> merci.

    Guic' >>>
    "Mais par contre, faudrait me forcer pour me faire jamais relire un Zola..." Bah pourquoi ?

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  7. Ah... mon premier choc littéraire. Et à ce jour toujours un de mes romans préférés. J'en ai rêvé pendant des mois après l'avoir lu. La cicatrice...

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  8. C'est sans doute le premier Zola que j'ai lu à l'âge de 16 ou 17 et ça m'a poussé à en lire d'autres, mais je ne voulais pas du "Germinal", le sujet ne m'intéressant absolument pas. Heureusement, ma prof de l'époque nous avait donné le choix avec "Au bonheur des dames", qui pour une accro du shopping comme moi était bien plus intéressant ! Je me souviens avoir aimé "Nana" aussi... Bref, j'ai toujours choisi des sujets qui me parlaient au moins un peu.

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  9. Et bien, je ne pensais pas que j'aurais envie de relire Thérèse Raquin, un jour. Bravo.

    C'est fou comme le système scolaire nous pousse à détester des monuments littéraires, quand même.

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  10. Mamie >>> rassure-moi, tu ne l'as pas lu à l'époque ?

    Miss >>> comme tout le monde, dans le fond, non ?

    DNDM >>> en même temps il m'en a fait aimer plein d'autres. Je crois qu'il y a aussi une part importante de cheminement personnel. On est pas toujours prêt à recevoir le même livre en même temps, même si on aime lire...

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  11. C'est marrant ça. Moi je suis fâchée avec les équations à 3 inconnues comme pas mal de monde. Et pourtant je n'ai jamais entendu personne accuser l'éducation nationale d'être responsable de son désamour pour les maths. Alors que bon, si on se contentait de nous apprendre les additions et les soustractions, cette matière intéresserai beaucoup plus de monde!
    Et sinon, Thérese Raquin : oui, mille fois oui.

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  12. Bien envoyé ! Je suis tout à fait d'accord.

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  13. Il attend sagement sur mon étagère avec deux ou trois autres de Zola, auteur que je n'ai toujours pas lu, honte à moi !

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  14. Mais non, mais non ! Pas de honte. Il n'est jamais trop tard !

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  15. Si, même qu'Emilounet me l'a dédicacé :) on la classe, ou l'a pas, et pis c'est tout!

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  16. (sifflement admiratif)

    (je vais avoir un bel héritage, moi...)

    ("Emilounet" ? Vous vous connaissiez... bibliquement ? ^^)

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  17. Dis donc, jeune homme, un peu de tenue!! non mais, bibliquement...
    Hm, bon, il a bien tenté, mais je n'aimais pas trop comme il taillait sa barbe... ;)))

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  18. La bonne réponse était "j'ai préféré penser à ton papi" :-à

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  19. c'est malin maintenant j'ai envie de le lire (ou le relire mais je ne suis pas sûre) toute affaire cessante... tss tss !!!

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  20. Un petit mot pour la géniale adaptation de Marcel Carné (plus grand cinéaste de tous les temps)

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