mardi 9 mars 2010

La Repentance plutôt que la rédemption

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°35]  
La Mort d'Ivan Ilitch - Léon Tolstoï (1886)

Tu sais il paraît que l'on devient adulte le jour où l'on prend conscience de la mort. Ou disons : du caractère éphémère de la vie. Je ne sais pas si c'est vrai, mais je trouve que c'est pas con.

Attends, laisse-moi réfléchir.

En fait si, c'est un peu con. Regarde, moi : ça voudrait dire que je suis devenu adulte en 1994, puisque j'ai pris conscience de la mort cette année-là, non en voyant mourir quelqu'un de mon entourage mais en lisant cette nouvelle de Tolstoï - La Mort d'Ivan Ilitch. Tu as raison, le titre annonce la couleur. Bien plus que tu ne le crois. Avec le recul je comprends d'ailleurs très bien pourquoi cette lecture fut pour moi un choc si violent : ça ne ressemble vraiment pas à ce que j'avais l'habitude de lire à l'époque. C'est un récit très peu linéaire, très contemplatif et assez aride. Pas de suspens et nul mystère : Ivan Ilitch est mort ou bien dans le meilleur des cas il va mourir - on le sait avant même d'ouvrir le livre. En fait ce récit est une boucle : il commence comme il finit, et entre les deux il ne se passe pas grand-chose - c'est le vide à l'intérieur du cercle. Un vide en forme d'existence. J'imagine que Tolstoï l'a voulu ainsi, c'est le cycle de la vie : on commence de Rien et on finit dans le Néant. Le constat est cru, naturaliste et effarant - surtout quand tu lis ça tout gamin. Mais quelle idée avait eu cette prof que de mettre La Mort d'Ivan Ilitch sur nos listes de lectures ! Des affaires moins graves ont fait tremblé bien des rectorats. Quand j'y repense, je m'amuse de voir des parents d'élèves brailler lorsqu'on fait lire des textes trop durs ou trop sombres à nos chères têtes blondes. Personne ne s'est scandalisé que des jeunes gens fassent cette lecture (je dis des mais en fait, dans mon souvenir, je suis le seul de la classe à avoir choisi ce bouquin dans la liste... à croire que ça m'attirait déjà). Mais c'est vrai qu'il n'y a dedans ni violence (beurk) ni sexe (bouh). Les ligues de vertus n'auraient pas de quoi s'outrer.

C'est vrai, après tout : dans La Mort d'Ivan Ilitch, il n'y a guère que la mort. Froide, crue, brutale. Presque factuelle. Donc traumatisante, même pour un adulte. Quand je l'ai relu ça m'a frappé : j'ai trouvé ce livre dur, j'ai trouvé ce livre insoutenable. Magistral, mais presqu'insupportable de par ce qu'il raconte. Car figure-toi qu'il ne raconte pas que la mort (quand même) : il raconte aussi la vie, sa rudesse, sa bêtise. Sa fin - Ivan Ilitch agonise si longtemps que ce mot n'a plus de sens de pour lui - et les désillusions qu'elle draîne toujours dans son sillage. Notre homme, égoïstement ordinaire, se rend compte stupéfait que personne ne le regrettera. Il se rend même compte qu'il le mérite : commençant par la fin, le récit débute sur la compassion avant de nous révéler l'odieuse réalité. Finalement, on n'est pas si triste que cela qu'il meure, Ivan Ilitch. Surtout qu'il se repent, nous pouvons donc le laisser partir en paix où qu'il aille (grand mystique devant l'Eternel, Tolstoï étonne ici par son pragmatisme et son côté presque terre à terre).

Mais ça bien sûr, je ne l'avais pas vu en 1994. J'étais trop impressionné, trop obnubilé par la mort elle-même. Tu vas rire, parce que c'est quand même un des mes livres à moi (et rien qu'à moi), mais d'une certaine manière je n'avais jamais lu La Mort d'Ivan Ilitch jusqu'à aujourd'hui. Sauf que pour m'en rendre compte, il a fallu que je le relise. Mais je ne le regrette pas, hein : c'est un texte formidable. Sans doute le meilleur de son auteur. Sans doute un des meilleurs qu'il m'ait jamais été donné de lire.


Trois autres livres pour découvrir Tolstoï :

Guerre et Paix (1869)
Maître et Serviteur (1895)
Résurrection (1899)
...

6 commentaires:

  1. Très beau texte ! Je n'ai pas lu ce livre - je ne savais même pas qu'il existait ! Il faudrait que je m'intéresse plus à Tolstoï, et aux russes en général. H.

    RépondreSupprimer
  2. Je l'ai lu il y a bien longtemps aussi, et lire cette critique me fait très plaisir, tout en me rappelant qu'il serait bon que je le ressorte de ma bibliothèque pour m'y replonger.
    Je ne sais pas si c'est une idée que je me fais, mais j'ai l'impression qu'on a tendance à oublier à quel point la littérature russe recèle de trésors à découvrir et RE-découvrir.

    RépondreSupprimer
  3. Ne laisse pas influencer par H.V., les grands russes (Tolstoï, Tourgueniev, Gogol, Pouchkine, Dosto...) restent quand même vachement lus de nos jours ;-)

    RépondreSupprimer
  4. Un article inattendu, et bien fichu. Je ne me rappelle pas bien ce livre. C'est plutôt une nouvelle, non ?

    Amitiés,

    BBB.

    RépondreSupprimer
  5. Une grosse nouvelle, disons.

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).