dimanche 7 mars 2010

Arno - "Sans la musique, je suis encore plus que dans la merde"

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Il y a des fois où l’on galère pendant des jours – voire des semaines – pour parvenir à obtenir un disque, une interview, une simple photo. Et puis il y en a d’autres où tout se passe bien et même trop bien. Tout s’emboîte parfaitement et en quelques instants, on se retrouve débordé. Or contrairement à une idée reçue largement répandue, ce ne sont pas nécessairement les artistes les plus connus qui sont les moins accessibles. Vous pouvez parfaitement passer deux mois à pleurer pour rencontrer dix minutes tel artiste indé totalement inconnu tout en parvenant à obtenir une demi-heure en tête à tête avec Arno en moins de temps qu’il n’en faudrait pour dire que son nouvel album, Brussld (pronounced : breuzeuld), est une franche réussite.

En fait ce fut tellement facile et rapidement booké qu’on se retrouve, le surlendemain, à deux doigts de faire pipi dans sa culotte. C’est que, tout de même : on parle d’Arno. Peut-être pas une légende vivante (à part dans sa Belgique natale), mais à tout le moins un artiste culte, une véritable statue du commandeur pour tous ceux qui grandirent dans les années 90, à une époque où le rock francophone était encore bien loin d’être entré dans les mœurs. Son En concert (à la française), notamment, vécut une belle vie avant de finir irrémédiablement rayé par des centaines d’écoutes de "Patchouli", du "Bon Dieu", de "Marie tu m’as". Un album beau et fort, qui fut longtemps son meilleur. Jusqu’à ces étranges années 2000 et ce moment inattendu où Arno, comme s’il avait pris conscience d’être plus un personnage qu’un véritable auteur, s’est mis à enquiller les excellents albums avec une régularité étonnante. Depuis Charles Ernest (2002), le Monsieur est devenu constant, et ce n’est pas l’excellent Jus de Box qui sera venu le démentir. Brussld est dans cette lignée. On se dit qu’il y a encore dix ans, on lui aurait sans doute parlé de n’importe quoi sauf de musique. En 2010, on a juste envie de lui dire qu’on aime sincèrement ce qu’il fait.

brussld

Tout à la fois classe et négligé, pourvu d’énorme cernes violettes sous les yeux laissant supposer que nous n’étions pas les seuls à avoir trop bu la veille, un Arno tout à fait charmant et bienveillant nous accueille dans sa jolie chambre d’hôtel, prenant le temps de nous demander au passage pour qui on écrit, quel est le site, est-ce qu’on arrive à en vivre. Ah ah. Toi mon garçon, avec cette manière de commencer par faire passer ton interlocuteur avant ta petite personne, tu es un candidat parfait pour la rubrique

Dont acte : tranquillement affalé sur la méridienne, Arno commence à répondre à nos questions, parfois de manière elliptique, parfois par borborygmes, d’autres fois en racontant tout autre chose que ce qu’on lui demande – mais toujours le sourire (charmeur) aux lèvres. A peu près aussi lunaire que vous l’imaginez, mais nettement plus cohérent que ce que ses rares interventions télévisées peuvent laisser croire. Combien il a sorti d’albums ? « Trente-deux ou trente-trois », mais il n’est pas tout à fait sûr. « Je suis vieux, hein ? Non mais c’est vrai, je suis un vieux pépé. » De toute façon il ne les écoute jamais et n’en possède aucun. « Il m’arrive même d’en redécouvrir chez des amis, des fois… « ah oui, j’ai fait ça, moi ? » ; « ah c’est ça la pochette de celui-là ? » . On rit de bon cœur, en se disant que le côté un peu naïf, un peu enfantin du personnage est loin d’être une pose. Arno est comme ça. Il a beau avoir soixante balais, il est toujours un grand gamin s’amusant de sa célébrité. Comme si le temps n’avait aucune prise sur lui. Curieux, on lui pose la question de l’envie. Comment aborde-t-on son trente-deuxième (ou trente-troisième ?) album ? Où puise-t-on l’énergie pour remettre le couvert tous les trois ans avec une précision quasi métronomique : album, tournée de deux ans, un an d’écriture, album, tournée de deux ans… etc ? La réponse tombe, laconique. Définitive : « Qu’est-ce que je dois faire, autrement ? » Bonne question, meilleure que la nôtre. Partir en vacances ? « Oh moi, tu sais, je suis en vacances depuis très longtemps. Moi quand j’ai pas la musique je suis dans la merde. Je suis déjà dans la merde, alors sans… je suis encore plus que dans la merde. » Alors que d’autres en concevraient quelque honte, lui n’hésite même pas à affirmer qu’il fait avant tout des albums pour pouvoir faire des concerts. « Quand je fais pas des tournées je traîne dans les bars et je traîne dans la rue… et c’est pas bien. Je m’ennuie. » Et là, on a à peine le temps de se sentir ému qu’il évacue la question : « En plus quand je suis en tournée je dois pas faire le ménage, je suis dans les hôtels, les poulets tout cuits ils vont dans ma bouche… » C’est ce qu’on appelle une saine motivation. Ou une jolie pirouette, assez représentative du personnage comme d’une musique capable en trois notes de glisser du rire aux larmes – et inversement.

S’ensuit une digression improbable en grande partie provoquée par un SMS inopportunément envoyé par la femme de votre serviteur. « Dis-lui bien que tu es pas au bistrot ! » Arno rigole, se détend – façon de parler tant il semble l’incarnation du Saint Patron des Dandys Nonchalants. On essaie de recentrer la discussion sur Brussld, album particulièrement inspiré, bien écrit et surprenant comme du Arno. En vain : « Tu sais je suis jamais content, à peine j’ai fini je dis : « Mais pourquoi j’ai fait comme ça ? » Et c’est pour ça que j’aime faire des concerts, parce que je change tout ce que je veux changer. Quand on fait un film on peut pas faire ça, c’est figé. » La tournée semble d’ores et déjà occuper tout son esprit. Alors on enchaîne : y-a-t-il des chansons qu’il ne supporte plus de jouer ? «  Oui ! "Bathroom Singer". J’ai vraiment plus envie de jouer ça. Mais il faut faire attention avec ça parce qu’il faut penser au public, aussi. Regarde les Stones : on m’a dit qu’ils détestent "Satisfaction". Mais ils doivent la jouer ! Et moi aussi, quand je vais voir les Stones, je veux qu’ils chantent "Satisfaction" ! » Curieusement, on a du mal à croire qu’Arno en soit arrivé au stade où le public ne vient plus que pour écouter les tubes et tolère tout au plus dans un silence mécontent les extraits du dernier album. Mais il maintient : « Je t’assure, quand je joue pas "Putain, Putain" les gens sont pas contents. Une fois j’ai oublié de la chanter, mais ils ont tous crié « Putain ! Putain ! C’est vachement bien ! » et j’ai dû la chanter quand même. Mais c’est normal, on joue pour un public aussi, il faut respecter ça. Moi je la joue cent cinquante fois par an mais le public, lui, il vient me voir qu’une fois. »


Cela commence à déjà faire un bon moment qu’on est avec Arno, mais on n’a pas spécialement envie que ça s’arrête. Ça tombe bien : il semble quasiment intarissable, quelle que soit la question et quel que soit le sujet. Quand tant d’autres ne semblent éprouver de plaisir qu’à évoquer leur nombril et nous abreuvent des détails les plus insignifiants de leur morne existence, lui donne l’impression d’avoir un avis absolument sur tout, et prend un plaisir évident à se lancer dans l’énumération des artistes qu’il admire et qui l’influencent plus ou moins consciemment : Arcade Fire, Animal Collective… « J’écoute des trucs nouveaux, des trucs que je trouve différents. J’aime bien chercher des autres sons… pas des groupes qui sont comme dans les années 80, ou 60 ou 70… je suis pas dans le rétro. » Et en tant que songwriter non plus, serait-on tenté d’ajouter. « Tu sais après tente-deux ou trente-trois albums, j’ai fait toutes sortes de choses, c’est difficile de ne pas se répéter. Alors je cherche des choses différentes mais, hé ! il y a un truc qu’on ne peut pas changer… » Sa voix, bien sûr. Rugueuse. Décharnée. Qu’il ne supporte plus de voir comparée à celle de Tom Waits – raccourci il est vrai un peu facile. D’autant que contrairement à l’Américain, lui ne donne jamais l’impression de forcer le côté rauque’n'roll. Il suffit de l’écouter parler deux secondes pour s’en apercevoir1. « En plus, je suis plus beau que lui. »

Est-ce que par hasard cette discussion ne serait pas un peu en train de partir en vrille ? se demande le lecteur un peu dérouté. Peut-être un peu. Comme toute discussion, non ? Rien d’anormal à ce qu’en l’espace de quelques minutes Arno nous fasse basculer de Tom « Ugly » Waits à Facebook, de Facebook à la pub2, et de la pub à Jesus Christ – meilleur artiste belge contemporain (!!!) avec sa musique liturgique et son show incroyable où il danse sur l’eau. On le savait en passant la porte de l’hôtel : on entrait dans un univers tout à fait particulier, dont on n’était pas sûr de complètement parvenir à sortir. En effet, quelques jours plus tard, Brussld truste encore la platine, avec son rock stonien ("Black Dog Day"), son blues post-moderne ("How Are You?"), son "Get up, Stand up" aux airs de marche funèbre et ses ballades troublantes ("Quelqu’un a touché ma femme"). Il n’est pas si courant de rencontrer des artistes qui soient parfaitement à l’image de leur musique. Arno est de ceux-là et compte tenu de la diversité de cette dernière, ce n’est pas la moindre des informations. Décalé mais pertinent, un peu foufou mais complètement touchant, il conclura de fait l’entretien de la même manière qu’il l’aura commencé, à la Arno : une petite tape amicale, et un inattendu « Je va faire pipi, maintenant »…


Brussld, d'Arno (Naïve, 29/03/2010)



1. Croyez bien d’ailleurs que l’on a conscience au moment de rédiger cet article d’à quel point Arno sans la voix et l’accent, ce n’est pas vraiment Arno.
2. Arno a en effet fait de la pub pour Lancia en Belgique, plongeant certains de ses fans dans une relative perplexité, d’autant qu’il n’a pas son permis car il « aime trop les gens pour leur faire courir un tel danger.«