lundi 6 juillet 2009

Rétro-lecture

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) N°28]  
Erasure [Effacement] - Percival Everett (2001)

Je crois que l'un des principaux risques, lorsqu'on chronique à chaud des albums, n'est pas tant de les surcoter que de les sous-estimer. C'est en tout cas ce qui m'a toujours gêné : m'apercevoir que j'avais péché par excès de modération, que j'avais trop mesuré mon enthousiasme, constatant deux ans plus tard que l'album en question était un de ceux qui avaient le plus tournés sur ma platine par la suite. Le problème est un peu différent concernant la littérature, bien sûr : on ne peut pas relire un livre quarante fois durant les deux ans suivants et se dire "Ah bah finalement, je le trouvais imparfait, mais c'est le livre que j'ai le plus relu ces derniers temps.". On ne peut que mesurer si l'on a été - ou pas - marqué par ce livre.

C'est ce qui m'est arrivé avec Erasure, de Percival Everett. Je savais parfaitement qu'il figurerait dans cette rubrique, alors même qu'à l'époque je l'avais chroniqué de manière un tout petit peu modérée - l'article s'intitulait en fait A deux pages du chef-d'oeuvre. Il était foncièrement positif, enthousiaste même... simplement dans la dernière phrase, je relativisais mon avis en disant que les deux dernières pages gâchaient un peu le reste.

Ce qu'on peut être con et pointilleux (sinon carrément arrogant) parfois. Ce que je pouvais être arrogant, en fait, à l'époque où j'ai ouvert ce blog...

Trois ans après Erasure n'est évidemment pas le livre que je n'ai pas arrêté de relire... c'est en revanche - et de loin ! - celui que j'ai le plus souvent offert, recommandé, conseillé, défendu. Parce que Percival Everett est un auteur fabuleux. Parce qu'il est un esthète comme on fait plus. Parce que c'est un intellectuel enragé. Parce que c'est sans doute le plus grand auteur de sa génération, et que contrairement à une idée reçue complètement crétine, il n'y a pas que des grands auteurs américains et de minuscules auteurs français, la littérature américaine ne se porte d'ailleurs pas nécessairement mieux que la littérature française. Bien sûr il y a des Philip Roth, des Jim Harrison, des Russell Banks, des James Lee Burke, des Paul Auster, des Stephen King, des Toni Morrison... des écrivains immenses, des statues de commandeurs à la forme ébouriffante. Dont le principal point commun est d'être une impressionnante collection de personnes pour certaines très âgées (Roth, Harrison et Morrison ont tous trois plus de soixante-dix ans), dont on peut supposer sans trop se cramer que même les plus jeunes (c'est-à-dire King et Auster, qui n'ont "que" soixante-deux ans) sont plus proches de la fin de leur œuvre que du début. Mais la génération d'après, alors ? Est-elle si flamboyante que ça ? Déjà, elle plus discrète. McInerney ou Easton Ellis publient de manière très sporadique. Donna Tartt a sorti deux chefs-d’œuvre soit... mais à plus de dix ans d'intervalle. Il y en a sans doute d'autres de cette génération-là, qui sont nés dans les années 50 ou 60... mais dans l'ensemble la plupart des noms qui me viennent à l'esprit sont britanniques. Alors tu parles d'une forme olympique.


Il s'appelle donc Monk. Thelonious Monk.

Il est écrivain. Il est aussi noir, et il ne voit pas vraiment de rapport entre ces deux états. Ce n’est pas grave : les autres le voient pour lui. Alors qu’il se promène dans un supermarché du livre avec sa sœur, il cherche à tout hasard un de ses livres, persuadé de n’en trouver aucun. Il en trouve quatre, rangés dans la catégorie « littérature afro-américaine », ce qui le met en rage. Ses œuvres n’ont rien d’afro-américaines, ce sont des romans, bon ou mauvais, mais pas plus afro-américains que ceux d’un blanc. Juste à côté trône le best seller du moment : We lives in da ghetto de Juanita Mae Jenkins. Un truc qui l’écoeure, plus proche du témoignage écrit avec les pieds que de la littérature, communautariste et misérabiliste à souhaits. Alors il décide d’en écrire une parodie sous un nom d’emprunt, et de la faire parvenir à des éditeurs…

Monk a t’il omis consciemment de préciser que c’est une parodie ?

Tout l’intérêt du roman réside dans cette seule et unique question, car c’est bien d’inconscient que Percival Everett, avec un style tout simplement génial, nous parle. Avec finesse, ironie et violence, il met en scène le chaos mental dans lequel va peu à peu se retrouver ploné Monk.

Mais résumer « Erasure » à cette histoire de parodie et de pseudonyme est une erreur…c’est à la fois vrai et faux. Disons que c’est un fil conducteur qui rend le livre totalement accessible à quiconque, mais je ne suis pas persuadé que ce soit cette trame qui en ait dicté l’écriture. La question, c’est plutôt celle de la quête d’identitaire – ou la destruction de l’identité le cas échéant. C’est ce problème d’identité, ce sentiment de solitude parmi les siens et d’anonymat parmi les autres écrivains qui sont les réels moteurs du personnage de Monk – et donc les rouages du roman car les deux sont indissociables.

Tout semblant ici bipolaire, deux questions se dessinent :

Qu’est-ce qu’être écrivain ?

Qu’est-ce qu’être afro-américain ?

…et par conséquent qu’est-ce qu’être écrivain afro-américain, si tant est que cela existe. Une ultime interrogation à laquelle l'auteur semble répondre par la négative, reniant tout concept de race, de peuple et de culture identitaire - bref c'est à peu l'inverse absolu des trois quarts de la littérature actuelle, ce qui est d'autant plus jubilatoire.

Autour de ces trois questions Percival Everett brode toute une galerie de personnages assez étranges et transparents (parce que transparents ?). On a un peu l’impression que les personnages secondaires ne sont que les faire valoir de son narrateur, qu’ils n’ont pas une grande importance et servent à faire diversion : la sœur, la mère, la gouvernante, le frère, la vague petite amie… ils sont là, mais ils ont quelque chose d’évanescent. Comme s’ils n’existaient pas ou plus précisément comme si leur seule raison d’exister était de faire exister Monk. De ce point de vue, Lisa, la sœur, est un modèle de non-personnage. Pas de description physique, à peine caractérisée… elle a bien quelques lignes de dialogue mais pas grand chose de concret et finalement elle n’existe que par le prisme de Monk, de ses rapports avec elle et des réflexions qu’il fait à son sujet… ceci étant loin d'être un défaut, au contraire : l'auteur procède à une caractérisation tout en finesse ; les personnages ne vivent aux yeux du lecteur que par les yeux du narrateur, par conséquent lorsque celui-ci commence à perdre pieds ils s’affolent et semblent disparaître… une jolie mise en abyme, tout comme ce parallèle évidente entre Monk et sa mère perdant la tête finalement autant que lui. Le roman entier, à vrai dire, semble n'être qu'une incroyable mise en abyme : celle des angoisses du créateur, bien sûr. Celle de l'angoisse de l'inidivu noyé dans la masse d'une communauté, évidemment. Etrangement, sous la plume de Percival Everett, elles semblent très similaires. Jamais peut-être un auteur n'a si clairement démontré ce que beaucoup s'entêtent à nier, à prétendre ne jamais faire que de la fiction : on écrit avec soi, à partir de soi. L'oeuvre de Monk, et par extension celle d'Everett, est indissociable de cette identité avec laquelle il est (ils sont) en conflit permanent.

Dit comme ça, ça file un brin le tournis. Mais n'ayez crainte : sous la plume d'Everett, c'est d'une fluidité et d'une férocité sans pareilles.


Trois autre livre pour découvrir Percival Everett :

Frenzy (1997)
Glyph (1999)
Wounded [Blessés] (2005)

A noter que malheureusement, seuls quatre de ses romans (sur quinze !) ont été traduits (dont celui-ci).

...

13 commentaires:

  1. moi qui croyait avoir à faire à une bio de Vince Clarke, je suis déçu! :P

    RépondreSupprimer
  2. Très grand livre, que celui-là.
    On se demande pourquoi Everett est si peu traduit, et donc si peu connu, chez nous...

    BBB.

    RépondreSupprimer
  3. Grand livre, mais j'ai trouvé Wounded encore plus géniaL.

    RépondreSupprimer
  4. Il est très bon aussi, c'est exact.

    BBB.

    RépondreSupprimer
  5. Doc >>> quel vrai beau commentaire de snob ;-)

    [Erasure est le nom du groupe de Vince Clarke, ex-Depeche Mode]

    BBB. & Lil' >>> Wounded est un grand livre aussi... mais je trouve Erasure bien plus original.

    RépondreSupprimer
  6. Je suis d'accord avec Thom, j'ai trouvé "Effacement" vraiment supérieur à "Blessés" (malheureusment, je ne lis pas dans le texte..). Cela reste pour moi une lecture particulièrement marquante, à tel point que j'ai presque peur d'être déçue avec ses autres romans.

    RépondreSupprimer
  7. Disons que "Blessés" a beaucoup de qualités, mais que c'est un "grand roman américain" plus traditionnel. "Effacement" est bien plus étonnant, moins courant.

    BBB.

    RépondreSupprimer
  8. Donc nous sommes tous d'accord ;-)

    (enfin à part Lil'

    RépondreSupprimer
  9. Nous ne sommes pas en désaccord, en je comprends très bien vos points de vue. Mais il y a dans Wounded une noirceur que moi, je trouve étouffante et fascinante (surtout pour "un grand roman américain", dixit 3B).

    RépondreSupprimer
  10. Article très intéressant... et dire que j'ai ce livre et que je ne l'ai pas encore lu !

    RépondreSupprimer
  11. Comme Lil', j'ai une tendresse particulière pour Blessés. En espérant lire un aussi bon article dessus, un jour, sur le Golb, qui sait ?

    RépondreSupprimer
  12. Ca y est, je l'ai enfin lu ! Et effectivement c'est génial :-)

    Mon billet ici :
    http://www.cafebook.fr/index.php/2010/01/it-dont-matter-if-youre-black-or-white/

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).