jeudi 6 novembre 2008

The Style of The Smiths

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Tout avoir pour pouvoir tout mépriser. On connaît l’adage.

C’est donc sans doute parce que les Smiths avaient tout qu’ils méprisaient la terre entière – laquelle d’ailleurs le leur rendait bien – et sans doute aussi parce qu’ils avaient tout que du jour où il se séparèrent on ne leur passa plus rien. Que personne ne s’y trompe : ce n’est pas parce qu’ils sont mauvais que les albums solo de Morrissey n’ont jamais été aussi acclamés que ceux de son ancien groupe. C’est parce qu’ils étaient bons. Seulement. Or le Moz (pour les intimes) est aujourd’hui seul vrai rescapé d’un groupe complet qui, en quelques années d’existence, ne produisit jamais que de l’exceptionnel.

Oui : c’est à ce point. Mais les Smiths furent si longtemps victimes de l’ostracisme d’une part du public rock le plus pointu (et le plus pur, et le plus dur… effectivement pas la cible première d’un "This Charming Man") qu’on excusera le jeune lecteur tombant par hasard sur ces mots de douter un instant. Et pourtant : on a beau chercher, pas moyen de se souvenir d’une chanson des Smiths qui soit réellement foireuse. "Sweet & Tender Hooligan", peut-être ?... Moui. Éventuellement. Quoique…

Enfin bref – essayons de ne pas perdre le fil. Les Smiths, donc, détestaient à peu près tout et tout le monde – ce fut leur chance autant que leur croix. Aujourd’hui encore certains soi-disant esthètes s’esclaffent chaque fois qu’on prononce leur nom. Ici ou ailleurs. Même en Angleterre, où certains haïssent Morrissey de cette haine que seules les très très grandes gueules parviennent à s’attirer. C’est sans doute stupide. Ça n’en est pas moins sa faute – on ne va quand même pas le plaindre en plus. Au moins aura-t-il écrit avec un certain panache sa légende et celle de son groupe, bien plus punk dans le fond que la plupart des suiveurs des Pistols. Relire les articles d’époque est même assez stupéfiant : à côté des Smiths, Johnny Rotten et Sid Vicious ont l’air de clowns. A quelques réacs près personne n’a jamais cru sérieusement que le pourri auto-proclamé était l’Antéchrist ou voulait introduire l’anarchie au Royaume-Uni. Beaucoup en revanche continuent d’être sincèrement persuadés que Morrissey est un fasciste en puissance, de même que certains fans hardcore ont longtemps été persuadés qu’il était toujours puceau. Que de tels mythes aient survécu à l’apparition d’Internet en dit long sur l’un des personnages les plus complexes et passionnants de l’histoire du rock, et en dépit de nombreuses biographies le mystère Morrissey reste entier. A l’image de cette fascination du pire qui l’anime dès la formation du groupe en 1982 : pas un tabou qu’il n’entraîne ses camarades à faire exploser avec une rage n’ayant d’égale que son élégance – car chez les Smiths la rage ne sort jamais sans l’humour et la distinction. Dès le premier morceau qu’ils composent la messe est dite : "Suffer Little Children", chronique aussi goguenarde que macabre d’un meurtre d’enfants archi-tabou dans leur Manchester d’origine, est parfaitement représentative de ce qui va suivre. Homosexualité quasi explicite pour "This Charming Man", inceste pour "Reel Around the Fountain", pédophilie pour "The Hand that Rocks the Cradle"… le premier album (éponyme) paru en 1984 est un joli panaché d’horreurs déclinées par un Morrissey déjà égal à lui-même : faussement geignard et réellement fendard, pince-sans-rire comme tout anglais qui se respecte et sobrement élégant. Sobrement, le mot est juste et mérite d’être souligné, le contre-sens le plus répandu à propos de Morrissey étant de le qualifier de dandy comme on le fait en gros de n’importe quel rocker s’habillant correctement. Grossière erreur, l’austérité revendiquée des Smiths étant l’exact inverse du dandysme et Morrissey étant à peu près tout le contraire du rocker hédoniste et tape-à-l’œil tel qu’on l’imagine. Un renversement des valeurs traditionnelles (pour ne pas dire des clichés) on ne peut plus morrisséen : à une époque (le début des eighties) où règnent sur les charts des hétéros se maquillant à outrance, Morrissey est le gay sobre et raffiné, celui qu’on pourrait tout à fait prendre pour un hétéro. Tandis que dans le sillage de Bowie nombre de rockers se sont mis depuis les seventies à cultiver les ambigüités sexuelles via le surlignage, Morrissey s’adonne ainsi à l’exercice inverse : cultiver l’ambigüité par la sobriété. L’anti Boy George, de même que son groupe sera l’anti Spandau Ballet ou Adam & The Ants… ce jusque dans son nom : The Smiths. Imaginerait-on un groupe français baptisé Les Martin ?


Choquée (et encore on n’a pas évoqué la moitié des modes de subversion smithiens !), l’Angleterre thatcherienne ravagée par l’angoisse et le chômage fera un triomphe à celui qui plus tard suggèrera sur fond de piano langoureux de guillotiner la Première Ministre. Sans doute pas un hasard si le premier quarante-cinq tours des Smiths à entrer dans le Top 10 sera "Heaven Knows I’m Miserable Now", chronique douce-amère sur l’exclusion sociale.

Mais au-delà de ce génie pour la provocation intelligente et d’un art poétique consommé (Morrissey est sans doute le plus grand parolier dont l’Angleterre ait accouché depuis Ray Davies), les Smiths sont avant tout dépositaires d’une marque de fabrique sonique unique en son genre, qui séduisit son temps en creux par rapport à des modes lourdingues pleines de gimmicks : new-wave, gothique, disco (sans parler du hard FM qui ne tardera pas à débouler…). La sobriété esthétique s’entendant bien sûr au sens théorique du terme. Si les Smiths détestaient en vrac les États-Unis, Thatcher et les clips (en somme : la vulgarité)… ils haïssaient encore plus profondément les deux ingrédients essentiels pour cartonner en Angleterre au début des années quatre-vingts : la distorsion et les synthétiseurs. N’allez jamais dire à Andy Rourke qu’il jouait de la new-wave – il vous collerait un pain aussi sec. Les Smiths jouaient une pop racée, non sans fioritures mais en tout cas sans enluminures inutiles. Ce fut leur plus grande force (jamais ils ne sombrèrent dans le ridicule, et en raison de l’absence de synthés leur musique n’a pas pris la moindre ride) comme ce fut aussi au final leur faiblesse : c’est parce qu’il se sentait à l’étroit dans un groupe rejetant d’office toute influence extérieure que Johnny Marr prit ses cliques et ses claques en 1987 – quelques jours avant la parution de l’album Strangeways, Here We Come. Mettant ainsi un terme à cinq années de parcours sans faute et à une série de chefs-d’œuvre sans le moindre équivalent durant cette décennie. Quatre albums impeccables dont on peinerait à recommander l’un plus que les autres, plus trois collections de singles tout aussi incontournables.

Entre temps, il aura (bien plus que Morrissey) avec l’aide du producteur Stephen Street inventé de toutes pièce un son qui a depuis fait école. Faute de mieux, on l’appellera le son Smiths, dont le tonitruant "Handsome Devil" est probablement le titre le plus caractéristique : une basse grondante sur laquelle la guitare filandreuse de Marr vient (littéralement) danser, vivant sa propre vie et mitraillant comme jamais. La formule, éprouvée dès le premier single ("Hand in Glove"), restera jusqu’au bout la marque des morceaux les plus rapides du groupe, souvent les meilleurs ("Nowhere Fast", "Still Ill", "Ask", "The Boy with a Thorn on His Side"…), et étonnera l’oreille égarée par sa finesse – pendant sonique idéal aux textes lettrés de Morrissey. Une adéquation parfaite s’étendant bien au-delà de la seule musique pour créer quelque chose de rare : un style. Un vrai. S’étendant de la première note jusqu’aux pochettes des quarante-cinq tours et rendant de quelque manière que ce soit les Smiths reconnaissables entre mille. Un style assorti qui plus est d’un ton, celui – délicieusement sarcastique – d’un Morrissey dont l’humour à froid continue d’illuminer ponctuellement des albums solo inégaux… et manque surtout cruellement à la plupart des groupes ou artistes contemporains.

Car à la sempiternelle question : « Pourquoi eux ? » (sous entendu : « … et pas Felt ou un autre groupe britpop de l’époque »), il conviendra de répondre « A cause du second degré ». Morrissey se lamente souvent, se prétend "Unloveable" et se propose régulièrement de tuer son père… mais il est dans le fond incapable d’être complètement sérieux, désamorçant systématiquement le pathos de ses textes via des pirouettes stylistiques délirantes, un décalage dans l’interprétation ou une auto-dérision salvatrice ("Bigmouth Strikes Again", évidemment). Les innombrables bootlegs publiés ces dix dernières années sont éloquents : surjouant parfois jusqu’à la caricature des textes composés à soixante-dix pour cent de sarcasmes ("Girlfriend in a Coma", "Panic"), le bonhomme est plus interprète que chanteur, probablement le seul type au monde capable de choper un fou rire alors qu’il est en larmes (ou l’inverse).

« Ok Thom, c’est bien mignon tout ça, mais et cette compile alors ? »


Oui parce qu’au fait : en dépit des apparences ceci est une chronique de The Sound of The Smiths, qui paraît dans quelques jours accompagnée d’un soutien marketing des plus efficaces – la presse anglaise évoque de plus en plus l’hypothèse d’une reformation. Une double compilation des plus copieuses (plus de deux heures et demi de Smiths, mazette !) qui n’apportera probablement rien au schmilblick mais donne une bonne occasion de causer du meilleur groupe anglais des années quatre-vingts – isn’t it ?

Objectivement grandiose (un pléonasme lorsqu’on évoque le quatuor Mancunien), l’objet n’est sans doute pas une mauvaise entrée en matière… simplement on se demande son réel intérêt à une époque où leur discographie (plutôt compacte) est perpétuellement en promo dans tous les supermarchés du disque. Les quatre albums et deux singles collections susmentionnés étant de toute façon indispensables et l’addiction immédiate, d’une part ; The Sound of The Smiths ne proposant aucun inédit digne de ce nom d’autre part… on ne voit pas trop qui pourrait l’acheter, ce qui n’enlève rien par ailleurs à sa valeur intrinsèque. Un premier CD réservé à la vingtaine de singles parus entre 1983 et 1987 (moins "Stop Me if You Think You’ve Heard This One Before", dont la publication avait été censurée mais qui figure sur le second disque, plus "There Is a Light that Never Goes Out", "Barbarism Begins at Home" et "The Headmaster Ritual") ; un second plus axé best of visant principalement au repêchage de classiques non publiés en quarante-cinq tours ("The Queen Is Dead", "These Things Take Time" ou encore "Handsome Devil", ici présenté dans une version live plus que de rigueur), sans oublier les habituelles faces B. (habituelles parce que devenues avec le temps aussi connues que leurs faces A. : "Stretch Out & Wait", "London", "Asleep", "Jeane"…) et l’incursion de rigueur dans le Troy Tate Album avec "Pretty Girls Make Graves"… rien de véritablement nouveau pour les fans et rien que de l’indispensable pour les néophytes… qui trouveront tout ça mieux compilé ailleurs. Essentiel s’il était paru il y a dix ans – c’est à dire avant la réhabilitation du groupe – The Sound of The Smiths n’a plus d’autre intérêt que mercantile en 2008… à plus forte raison parce qu’il est loin d’être exhaustif. On s’y serait attendu, soit… mais les amateurs qui nous lisent confirmeront que ce n’est pas du chipotage de fan que d’être stupéfait qu’on puisse éditer une compilation de quarante-six titres des Smiths sans qu’aparaissent des chansons aussi incontournables que "Reel Around the Fountain", la définitive "I Want the One I Cannot Have" ou la déchirante "I Know, It’s Over" ! Et même en faisant fi de cela The Sound of The Smiths est d’une certaine manière encore plus insatisfaisante que The Sound of Qui Que Ce Soit (!)… dans la mesure où la remise à niveau inhérente à ce genre de disque ne fonctionne pas – et pour cause ! Chez les Smiths, tout est déjà au même stratosphérique niveau.

On en viendrait presque du coup à souhaiter qu’en effet, le plus grand groupe de sa génération se reforme ! A l’heure actuelle on ignore s’il s’agit d’une rumeur ou d’un peu plus, et si oui si ce serait pour une poignée de concerts ou carrément pour une suite discographique… dans le fond peu importe : ce sera de toute façon une manière moins déshonorante de payer leurs factures que de continuer à publier un best of par an  jusqu’à ce que Morrissey meure et qu’on réédite tout le catalogue.


👍👍👍 The Sound of The Smiths 
The Smiths | Warner, 2008