jeudi 10 juillet 2008

Ron Sexsmith - Esprit libre

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La carrière de Ron Sexsmith ressemble à cette histoire aussi vieille que l’art lui-même, celle du meilleur espoir masculin qui ne reçoit jamais son Oscar du meilleur acteur, parce que la saison suivante un autre meilleur espoir masculin a fait se pâmer jeunes filles et professionnels, puis un autre la saison d’après, puis encore un autre… ou comment passer directement de la case jeune prodige prometteur à la case has-been sans jamais entrevoir une seconde la case succès. Éternel numéro deux (voire numéro trois selon les époques), le plus talentueux de tous les fils cachés de Paul McCartney s’est vu successivement passer devant par tout le monde, d’Elliott Smith à Ryan Adams, de Jude à Tom McRae (on en oublie sûrement). Chaque fois qu’il a publié un de ses très bons albums paraissait le même mois l’excellent dernier opus d’un nouveau singer-songwriter défiant tous les pronostics, plus jeune, plus beau, plus romantique… pour le résultat que l’on sait : plus personne aujourd’hui n’attend avec impatience les albums de Ron Sexsmith, aimable artisan pop / folk dont on n’aurait pas plus idée de dire du mal que d’acheter un disque.

C’est dire si l’émotion ne nous a pas particulièrement submergés quand on annonça à grand renfort de réclame le come-back de Ron Sexsmith qui, vous n’allez pas le croire, a retravaillé pour l’occasion avec le producteur Martin Terefe ! Euh… qui ça ? Martin Terefe, on vous dit. Vous ne voyez pas ? Bon d’accord : personne ne sait vraiment qui est Martin Terefe (il est même possible que tout le monde s’en moque), tout ce qu’on sait c’est que c’est une bonne nouvelle de le voir au générique de ce nouvel opus – il aurait en effet produit les deux meilleurs albums de Sexsmith : Cobblestown Runway et Retriever. Ce n’est pas rien : Retriever est tout de même cet album exceptionnel qui renferme la sublime "Just My Heart Talkin’"… euh… non : en fait, elle est sur Blue Boy. Semble-t-il. À moins que ce soit sur Whereabouts. Ou un autre… ?


Bref depuis une bonne dizaine d’années maintenant l’idée de jeter une oreille sur le nouveau Ron Sexsmith n’est pas plus détestable qu’elle n’est excitante : il y a des chances pour que ce soit agréable, attachant et sympathique, trois mots à rayer de son vocabulaire lorsqu’on espère croiser un grand disque… mais trois mots tout à fait acceptables si on les applique à un artiste du calibre de celui-ci, aussi peu enclin à la folie qu’au charisme et dont seul le nom pourra éventuellement déplaire à nos mamans (et encore : il y a des mamans très funky). C’est donc avec étonnement qu’on se retrouve d’entrée de jeu cueilli par une jolie ritournelle instrumentale au titre pourtant peu engageant : "Spiritude". Mais que se passe-t-il donc ? On nous aurait changé notre Ron ?

Rapidement "This Is How I Know" vient confirmer cette impression : voix en apesanteur mixée bien en avant, cuivres chaleureux, groove discret mais efficace… et si le titre de l’album, Exit Strategy of the Soul, était en fait une manière malicieuse de souligner un changement de cap ? Voire, pourquoi pas, une déclaration d’intentions ? Car oui, Ron Sexsmith s’oriente ici clairement vers une soul-pop tout à fait charmante, loin de la rugosité de ses derniers disques (qui le voyaient se rapprocher d’une folk très traditionnelle et perdre de vue ce bucolisme beatlesien qu’on aimait tant chez lui). Quitte à réussir par instants à créer une alchimie des plus inédites : les entêtantes "One Last Round" et "Poor Helpless Dreams" proposent ainsi un compromis étonnant entre philly soul et pop sixties, entre la décontraction qui swingue de la première et la richesse harmonique de la seconde… le tout revisité à la sauce Sexsmith – soit donc baignant dans cette atmosphère de mélancolie joyeuse typique du (plus tout) jeune homme.

Surtout, l’habile songwriter parvient enfin à rompre avec les démons qui jusqu’ici avaient toujours ruiné ses disques sur la durée : cette tentation permanente du slow à répétition, de la compile de ballades séduisante à petite dose mais inévitablement monotone dès qu’on se passe l’album en boucle. Plutôt rythmé, remarquablement arrangé par Terefe (gagnerait-il à être connu ?), Exit Strategy of the Soul, s’il ne métamorphose certes pas Ron Sexsmith en James Brown, varie suffisamment les tempos et les climats pour ne jamais lasser et pour donner envie d’y revenir, encore et encore. Les balades en sortent grandies, à commencer par la grande chanson de l’album, cette "Ghost of a Chance" à l’émotion toute en retenue durant laquelle un Ron en état de grâce met à l’amende tous ces sous-Nick Drake qui lui firent de l’ombre durant quinze ans : aucun Tom McRae au monde ne saura jamais offrir une telle délicatesse, se livrer progressivement au fur et à mesure que défile une partition pour s’abandonner complètement en bout de course. Sexsmith lui-même n’avait jusqu’alors jamais été capable d’une telle maestria… et se rappelle donc à notre bon souvenir, ravivant des promesses oubliées à force de temps perdu et d’occasions manquées. Est-ce le message secret de la chanson ? Qu’il n’est pas encore trop tard pour accueillir le blue boy dans la cour des grands ? En dépit d’un ou deux petits ventres mous que ses grandes réussites (Music To My Ears, la somptueuse "Hard Time"…) compensent largement, nul doute qu’Exit Strategy of the Soul mérite bien mieux que tout ce qu’a produit jusqu’alors cet artiste étonnant. Qui, après neuf ouvrages un brin pépères, vient de publier son disque le plus frais et le plus délicat. À quarante-quatre ans. L’âge où tandis que les anciens jeunes premiers deviennent les nouveaux vieux beaux, les ex-meilleurs espoirs reviennent au sommet en décrochant l’Oscar du meilleur second rôle…


👍👍👍 Exit Strategy of the Soul 
Ron Sexsmith | V2 Music, 2008