jeudi 20 mars 2008

Le Seul vrai roman d'amour...

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°10]
Belle du Seigneur - Albert Cohen (1968)
 
Il arrive que certaines choses défient l’entendement.

Il y a quelques années, j’ai trouvé Belle du Seigneur dans (accrochez-vous bien) le CDI du collège de campagne dans lequel je bossais. Ne riez pas : je vous assure que c’est vrai. Je ne l’avais pas lu à l’époque (quoique je comptais le faire à force d’en avoir tellement entendu parler), mais ce que j’en savais suffisait amplement à ce que je me pose quelques questions. Bon… déjà il n’avait jamais été emprunté en cinq ans – ce qui ne m’a pas surpris outre mesure. Mais je ne crois pas que ce soit manquer de respect à nos chères têtes blondes que de dire que l'élève de collège susceptible de lire ces quelques 106 chapitres et 845 pages écrites en tout petit soit né pour le moment. Et là bien sûr je ne vous parle que de les lire. Pour ce qui est de les comprendre et de les apprécier… à moins de miser sur une espèce d’enfant mutant qui naîtra dans soixante ans suite à des manipulations génétiques… rien n’est moins probable.

Par conséquent histoire que ce monumental bouquin soit emprunté au moins une fois dans sa carrière scolaire, je l’ai embarqué le soir même.

Et histoire qu’aucun élève ne se dégoûte à jamais de la lecture en l’empruntant par hasard (événement au demeurant peu plausible compte tenu du poids de la bête – trop lourd pour un être n’ayant pas fini sa croissance), j’ai décidé de le garder. Je me suis sacrifié pour la bonne cause. Je vous assure.

(comment ça vous ne me croyez pas ?)

Ceux qui me donneront tort seront ceux qui ne l'ont pas lu.

On pourrait vous raconter les choses simplement. Dire que ce texte colossal tant par sa longueur que sa densité raconte l'histoire d'Ariane et d'Adrien, jeunes époux presque indifférents l'un à l'autre (ce sont des choses qui arrivent encore plus souvent dans la vie que dans les livres – me souffle-t-on). Jusqu'au jour où Solal, le SSG, le Boss d'Adrien, décide de séduire la belle Ariane. Bien entendu il va y parvenir : c’est Solal, quand même. Personnage central du roman du même nom. Pas n’importe qui, donc.

Ainsi voilà un résumé simple et concis, qui veut tout et rien dire et ne vous donnera certainement pas envie de lire le bouquin.

Alors je préfère citer un court passage qui me semble cristalliser toute cette intrigue à tiroirs :

« Ignobles romanciers, bande de menteurs qui embellissaient la passion, en donnant l'envie aux idiotes et aux idiots. Ignobles romanciers, fournisseurs et flagorneurs de la classe possédante. »

… et là, je pense que vous avez sûrement vachement plus envie de vous pencher sur la question.

Belle du Seigneur, comme vous l'aurez compris, est une histoire d'amours impossibles et contrariées, de passions (auto)destructrices et d'amants maudits - au sens mythologique du terme. Car bien sûr, on retrouve toutes les marques caractéristiques de cet auteur singulier qu’est Albert Cohen, poussées jusqu'à leur paroxysme : d’une part un ton incantatoire, haranguant à tout va, sautant à la gorge du lecteur ; de l’autre une confusion étonnante des narrateurs : chacun est successivement le narrateur, on passe de l’un à l’autre sans prévenir, mais au bout du compte on ne trouve jamais de narrateur omniscient que de temps à autre. Au détour d'une dernière phrase de chapitre fulgurante symbolisant le bras armé de la fatalité, ou d'une énonciation discrète mais foudroyante :

« - Bonne nuit, sourit-elle. Dors bien, ajouta-t'elle pour le remercier de partir. »

La structure est complexe, chaotique, les trente première pages risquent de rebuter le lecteur non averti. On n'est pas là pour rigoler. On nage en pleine tragédie et ne fussent-ce quelques passages lorgnant trop vers le comique ou le cliché pour être involontaires, on est rapidement emporté par une voix d'une intensité rare et des personnages qui prennent miraculeusement vie devant nous.

Je me souviens qu'un de mes professeurs nous avait cité ce roman comme « une variation sur le mythe de Tristan et Iseult », ce qui n'est ni totalement vrai ni totalement faux.

On a en effet l'impression, parfois, que le personnage de Solal prend une dimension mythique, mais c'est moins en référence au mythe suscité que parce qu'Albert Cohen est parvenu à construire tout un mythe autour de ce caractère étrange et mystérieux qui explose au grand jour le temps du chapitre 35 (qui figure encore aujourd’hui dans le top 10 des meilleurs passages de romans que j'aie jamais lus de toute ma vie). Une icône comme la littérature du vingtième en a assez peu offert. Un Personnage Majuscule, de ceux qui vous hantent longtemps après avoir refermé le livre ; de ceux qui vous fascinent, forcent votre admiration voire même : provoquent l’adulation ou l’amour (je vous jure : je connais nombre de femmes « amoureuses » de Solal – à coup sûr beaucoup plus que de Cohen lui-même !). Rien que pour cela, Belle du Seigneur mérite le titre de chef-d’œuvre que de toute façon peu de gens lui refuseraient. Comme en plus de créer le plus personnage le plus merveilleux de son temps Albert Cohen propose également le plus beau roman d’amour de tous les temps, peut-être même le seul vrai roman d’amour qui ait jamais été écrit…quelle bonne raison pourrait-on avoir de s’en priver ?

En tout cas, moi, je viens de boucler la boucle : il y a cinq ans, Belle du Seigneur fut une de mes toutes premières critiques sur le net (critique que j’ai partiellement réutilisée, du reste). En conclusion j’annonçais à la fois que je le relirais un jour, et qu’il se hisserait sans doute ce jour-là dans mon panthéon personnel.

Encore une bonne chose de faite.


Trois autres livres pour découvrir Albert Cohen :


Solal (1930)
Mangeclous (1938)
Le Livre de ma mère (1954)