jeudi 28 février 2008

Nada Exist - Crépuscule des idoles

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Sur le papier, Simon Liberati cumule un nombre de tares considérables. Il est particulièrement télégénique. Son principal soutien s’appelle Beigbeder. On le sent enclin à chroniquer une certaine vie parisienne un peu trop rebattue ces dix dernières années pour être encore foncièrement intéressante. Il porte l’amoralité avec une telle ferveur qu’on devine la marque d’un grand moraliste. Il aime bien les objets, il aime bien parler de luxe, de strass ou de paillettes, et il le fait de la seule bonne manière qui existe : en les critiquant vertement. Une seule de ces données pourrait faire fuir. Toutes mises bout à bout, elles suffirent amplement à quelque critique mal réveillé (et surtout pas très cultivé) pour le taxer de nouveau hussard, contresens pour le moins fâcheux tant ce courant est aussi mal perçu que les hussards, les premiers, les vrais (Blondin, Nimier, Morand, Chardonne…), sont eux adulés jusqu’à l’écœurement.
 
Paradoxalement ces aspects repoussoirs ont précisément accordé à Liberati le statut qu’il n’aurait jamais dû avoir – celui d’auteur culte. Détesté par beaucoup avant même d’être lu, Anthologie des apparitions est devenu le secret bien gardé de quelques critiques parisiens en mal de sensations fortes – là où tout le prédestinait à caracoler en tête des ventes (jusqu’à ce titre monstrueusement nothombien). Court, intense, beau comme un serment prononcé le soir et rompu au petit matin, ce premier roman n’était certes pas parfait… mais à défaut d’être un grand livre, il annonçait clairement la naissance d’un grand écrivain. En somme : trois ans plus tard, voici venue l’heure des comptes.


Grande nouvelle : Simon Liberati est bel et bien un auteur. Quelqu’un susceptible de produire une œuvre. Pas le vulgaire coup médiatique d’il y a trois saisons. Anthologie des apparitions était très bon ; Nada Exist est brillant de la première à la dernière ligne. Toutes les imperfections d’antan ont été balayées, jusqu’aux lourdeurs du titre : « Nada Exist ». La légende, jamais vérifiée, attribue ces deux mots à Francis Bacon. Que cela soit juste ou non c’est en tout cas l’un des plus beaux titres de roman qu'on ait lu depuis longtemps. Parce que c’est une formule qu’on pourrait étudier pendant des heures. Parce qu’elle sonne remarquablement. Parce que le livre entier tient dans ces deux mots.

Car rien n’existe, dans Nada Exist. Soit donc dans l’univers de Patrice, photographe de mode dont le lecteur est invité à suivre une journée de lente (mais banale) descente aux enfers. Le strass ? Les paillettes ? Tout y est, bien sûr. Et le sexe, la drogue. Et l’Aston Martin. Tous les clichés, tout le vernis. On connaît la chanson : depuis Lolita Pille c’est devenu l’univers préféré des auteurs hype en mal d’inspiration. A ceci près que quand Hell et ses innombrables clones de jumeaux d’ersatz d’Easton Ellis… sont des romans vides sur un univers vide… Nada Exist, lui, est un des romans les plus riches qui ait été publié en France depuis pas mal d'années. Tout n’est-il pas dans le titre ? Simon Liberati y convertit le rien en tout, y concrétise le vide, y théorise le néant d’un univers (la mode, la pub, le chic) tellement rempli de concret qu’il en perd toute substance. Avec poésie, force d’évocation et ironie crépusculaire, l’auteur plonge son personnage dans une interminable et violente quête de (non) sens. C’est à la fois très fort et très perturbant. Ça ne dit rien de neuf, mais ça le dit mieux. On comprend que Beigbeder adore le livre : c’est celui qu’il est infoutu de faire depuis quinze ans. C’est celui qu’on n'osait même plus espérer lire, à force de tomber sur tant de daubes du même genre : ce livre qu’on pourra critiquer en citant Bret Easton Ellis à juste titre, sans avoir à rougir, à baisser les yeux parce qu’on vit dans un pays où les auteurs essaient pataudement de l’imiter sans jamais lui arriver à l’ongle du gros orteille. Liberati, lui, n’essaie à aucun moment d’imiter l’auteur de Glamorama. Ni dans le fond, ni dans la forme. C’est bien pour ça qu’il est parvenu à se hisser à son kilimandjaresque niveau.

Les espoirs se concrétisent, donc. Ils se transcendent, aussi, lorsqu’on pose un œil sur l’incroyable cohérence du roman. Du haut de ses cent-cinquante petites pages Anthologie des apparitions semblait par moment plier sous le poids d’une certaine conception d’une certaine littérature française d’aujourd’hui. Celle qui veut absolument des livres en forme de mini-récits, des textes ultra épurés dont on se demande même parfois comment ils trouvent des lecteurs ailleurs que chez des journalistes ravis de savoir que celui-là au moins, ils le liront jusqu’au bout. En regard de ça, Nada Exist a des airs d’émancipation violente, de refus des contraintes idiotes, d’accomplissement d’ambitions à peine effleurées dans le premier livre. Long comme une journée de merde, il s’étend sur près de quatre-cent-vingt pages d’une rare densité – de quoi en faire un quasi pavé face à la plupart des livres francophones de la dernière rentrée littéraire. On pourrait penser que ce n’est pas un argument de vente, que la qualité d’un roman ne se mesure pas à son épaisseur… bien entendu ! Seulement dans le cas de Liberati, tout se tient parfaitement, et ce quasi changement de format entre obligatoirement dans l’équation : on le sentait déjà bien plus attiré par la littérature du dix-neuvième que par celle d’aujourd’hui – c’est désormais officiel. Dans ce climat intemporel comme dans cette forme aussi longue que compacte ; dans cette obsession du détail qui révèle le caractère ou le sous-texte d’une situation… et bien sûr dans ce style d’une incroyable richesse, ce langage multiple, cette écriture baroque à la plastique quasi irréprochable. Nous parlions il y a peu d’écritures sèches, froides ou blanches… Simon Liberati est l’exact opposé de cela. L’extrême linéarité de son récit est en permanence contrebalancée par le foisonnement de son style, tantôt onirique et tantôt emphatique, se parant parfois d’une sobre élégance et d’autres fois d’une sophistication extrême – jamais gratuite. En ce sens il donne presque l'impression de s'arracher à la littérature contemporaine, au forceps : on peut détester Simon Liberati, ce serait tout à fait compréhensible. En revanche pour le définir, le comparer ou le défier... il faudra obligatoirement en appeler, désormais, aux plus grands. Les Joyce, les Barbey, les Bourges. Si bagarre critique il doit y avoir, c'est impérativement sur ce terrain qu'elle se jouera. Tenter d'appliquer des références contemporaines (en bien ou en mal) à Nada Exist serait dépourvu du moindre sens.

Est-ce suffisant pour crier au chef-d’œuvre ? Peut-être. Le mot effraie toujours un peu, lorsqu'on l'applique à un texte encore tout frais. Mais crier au grand livre ? Très volontiers. Car après avoir été hâtivement comparé à Huysmans pour un premier roman où il versait surtout dans le petit Proust trash, Simon Liberati reprend cette fois-ci (avec quel talent) le flambeau d’un auteur dont on a oublié qu’il n’avait pas juste écrit A rebours - mais aussi le non moins grandiose En rade. En somme : la petite frappe est devenue caïd.


👑 Nada Exist 
Simon Liberati | Flammarion, 2007