vendredi 14 septembre 2007

Et plus rien ne sera jamais pareil…

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°73]
Songs of Love & Hate - Leonard Cohen (1971)

Songs of Love & Hate est un disque qui m’a marqué – comme tous ceux de cette rubrique. Mais pas seulement : Songs Of Love & Hate a littéralement changé ma vie. La première fois que j’ai entendu « Avalanche », sa guitare filandreuse, sa scansion tourbillonnante et son texte fantastique (You who wish to conquer pain / You must learn, learn to serve me well)… je suis réellement devenu quelqu’un d’autre. C’est un sentiment si complexe que je ne saurais l’expliquer clairement, avec des mots ou des phrases. Il s’agit d’émotion et l’émotion parfois ne peut être décrite sans être saccagée ; tout ce que je peux affirmer c’est que sans Songs of Love & Hate je ne serais probablement pas celui que je suis aujourd’hui.

Pourtant il y a aussi peu d’amour que de haine dans cet album. Lorsqu’on le compare à son contenu on frôle même le contresens : ce titre nous parle d’un affrontement binaire à la le Bien contre le Mal, alors que Leonard Cohen est à peu près l’inverse absolu de cela – un artiste ambigu et troublant. Et de fait les thèmes évoqués ici ne renvoient jamais à la bipolarité ou au manichéisme : guerre, désir, passion, perte, deuil, foi… rien que des notions complexes traitées avec retenue et intensité (non, l’un n’empêche pas l’autre : la preuve !). Une retenue devenue depuis la marque de fabrique de Cohen : les rythmiques peuvent bien s’emballer, les instruments peuvent bien s’énerver… le Poète reste calme, serein. Il distille ses vers comme d’autres leurs incantations, debout au milieu de l’orage, seul au cœur de la nuit.

Et c’est qu’il y en a de la nuit sur ce disque – il n’y a même que ça. Si l’expression crépusculaire peut s’appliquer à une bonne partie de l’œuvre cohenienne, elle n’a sans jamais été aussi appropriée. D’ « Avalanche » en « Last Year’s Man » l’univers semble inéluctablement plongé dans les ténèbres et la désespérance. Ce n’est certes pas un scoop : les disques de Cohen sont tous sombres et torturés ; celui-ci est obscur et sans issue. Les textes sont désolés, la voix mourante et les morceaux ne sont en fait que des anathèmes la plupart du temps déclinés sur six minutes. Et malgré cela l’auditeur ne sombre pas. Inexplicablement Songs of Love & Hate fait (si j’ose dire) plus de bien que de mal. Peut-être bien parce que l’interprétation reste continuellement sobre et sans emphase. Sûrement aussi car il s’agit de provoquer un sentiment surpuissant de catharsis. Et que dans le fond cela fait un bien fou d'ouvrir toutes les vannes sur fond de "Famous Blue Raincoat".

Et plus rien ne sera jamais pareil, donc… pour moi, mais aussi pour Leonard Cohen lui-même.

Car si Songs of Love & Hate marqua un tournant dans ma vie, il en marqua surtout un dans celle de son auteur.

En 1971, Leonard Cohen a déjà à son actif deux albums remarquables et la B.O. de Birds on the Wire, ainsi qu’au moins deux classiques incontournables des sixties (« So Long, Marianne » et « Sisters of Mercy »). Il n’a cependant pas encore livré son œuvre ultime, celle qui lui permettra de gagner simultanément le respect en tant que musicien et en tant que poète. Mais il compte bien s’y atteler.

Jusqu’à Songs of Love & Hate en fait, la musique de Leonard Cohen consistait surtout à illustrer soniquement des textes aussi remarquables que ceux de « Winter Lady » ou de « It Seems So Long Ago ». Le Poète ne s’était pas encore totalement commué en chanteur et il se contentait la plupart du temps de fredonner ou de parler en rythme en variant occasionnellement les tons. Il avait posé quelques jalons, bâti son univers romantique et mystique, mais Songs from a Room restait encore très empreint des modes musicales de son époque – notamment de toute cette vague que nous appellerons pudiquement Protest-songs, amours contratiées & guitares acoustiques. Cela n’enlevait rien à la qualité de son répertoire, mais disons que Leonard était « juste » en passe de devenir un grand folk-singer. C’est seulement avec ce nouvel album sinueux et sans concession qu’il acquerra son statut d’artiste à part, aimé de tous au-delà des époques et des genres musicaux. En somme : Songs of Love & Hate sera le premier d’une longue série d’albums aussi sublimes qu’intemporels. Le premier sans doute où Cohen sera parvenu à atteindre le même degré de génie dans le texte que dans la musique, à faire cohabiter parfaitement ses deux talents.

Il est évident dès la première écoute que ce troisième opus se démarque de Songs of Leonard Cohen et de Songs from a Room par son aspect compact, presque monochrome – mais surtout pas répétitif. C’est tout simplement qu’il s’agit d’un ALBUM au sens où on l’entendait encore il y a peu : une œuvre globale dont les chapitres sont indissociables. La première note de guitare de « Last Year’s Man » n’est pas juste le début d’une chanson, mais l’épilogue de la chanson précédente (« Avalanche »). Et ainsi de suite… la cohérence de l’ensemble ne laisse d’impressionner même après trois mille écoutes. D’autant qu’elle s’applique aussi bien à la musique qu’aux paroles : jusqu’alors sans doute un peu contraint par le passage du poème à la chanson, Cohen donnait l’impression d’en garder un peu sous le pied, simplifiant beaucoup pour faire coller aux musiques (tout est relatif mais un texte aussi faible que « Lady Midnight » - sur SFAR – serait inenvisageable sur n’importe quel disque de Cohen sorti après 1970). Ici il parvient à rédiger bien plus que des chansons ou des poèmes : neuf petites nouvelles toutes aussi remarquables à lire qu’à écouter (« Joan of Arc » en est sans doute la meilleure illustration), chargées d’une tension dramatique aussi peu commune en matière de littérature qu’en matière de folk (y compris chez Dylan).

En cela l’artiste affirme son indépendance et sa spécificité mieux que la plupart de ses rivaux : il y aura eu dans l’histoire musicale des quarante dernières années une kyrielle de sous-Dylan. On n’a jamais vu en revanche d’ersatz de Leonard Cohen. J’ai beau adorer Dylan, Cohen, lui, est unique en son genre. Il n’a ni imitateur ni rival ni équivalent. Il n’a que des héritiers…

… et des admirateurs.


Trois autres disques pour découvrir Leonard Cohen :

Songs of Leonard Cohen (1968)
New Skin for the Old Ceremony (1974)
Death a Ladies’ Man (1977)