vendredi 4 mai 2007

Jean Teulé - Darlin', You Said You Want to Be Free

...
« Elle voulait qu’on l’appelle Darling.
Elle y tenait !
Pour oublier les coups reçus depuis l’enfance (…), pour effacer les cicatrices et atténuer la morsure des cauchemars qui la hantent.
Elle voulait que les autres entendent, au moins une fois dans leur existence, la voix de toutes les Darling du monde.
Elle a rencontré Jean Teulé.
Il l’a écoutée et lui a écrit ce roman.
»


J’ai souvent tendance à penser que les grands écrivains sont ceux qui donnent la parole à ceux qui ne l’ont jamais. C’est un trait commun, une force objective et indiscutable, le seul point peut-être susceptible de réunir dans le même cercle un Bukowski, un Balzac, un Steinbeck ou un Jean Teulé.

A partir de là bien sûr le traitement varie selon l’auteur, son univers et son écriture. Le style poétique et aérien de Jean Teulé, perpétuellement en équilibre entre le rire et les larmes, offre un traitement léger, subtil, tout en finesse, nourrissant sans doute quelques malentendus : si tout le monde ou presque s’accorde pour dire que Teulé est un chouette écrivain, on l’affuble un peu trop régulièrement à mon goût du qualificatif autrefois fustigé (à raison) par Magyd Chefi : Sympa. Jean Teulé est un auteur sympa. Ça veut tout et rien dire, et ça ne mange pas de pain. Je n’ai pas souvenir en revanche d’avoir jamais lu ce que je m’apprête à écrire maintenant : Jean Teulé est un grand écrivain. Pourtant c’est le cas : quiconque possède Je, François Villon dans sa bibliographie est un auteur plus que brillant. Celui qui possède Je, François Villon et Darling, deux romans aussi magistraux que différents et complémentaires, ne peut pas être simplement sympa.

Comme souvent les livres de l’auteur, Darling est fin, délicat et bâti avec une subtilité aux limites du faux-semblant. Il prend rapidement l’allure d’un conte fantaisiste et doux amer – parfois cruel – du fait de la plume légère de Teulé, au point qu’on oublie assez rapidement qu’il s’agit d’une histoire vraiment vraie. C’est à dire que c’est annoncé comme telle, c’est même écrit comme tel (avec alternance de narration pure et d’extraits de dialogue Teulé – Darling) mais l’exercice de romancisation (si quelqu’un connaît le substantif de romancer qu’il me le fasse savoir !) est tellement maîtrisé qu’en fait on finit par totalement l’occulter. Il en va de même pour ces personnages et cet univers criants de vérité dont on a malgré tout l’impression qu’ils sont évadés d’un conte (éventuellement d’une bande dessinée)…

Quand j’étais gamin, mes voisins d’en face étaient fascinés par… les routiers et les CBs (pronounced "cibiiii"). Des Darling j’en ai effectivement (comme l’annonce le quatrième de couverture) rencontré des milliers, dans cette Normandie profonde où j’ai vécu jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Et mes voisins d’en face, chaque fois qu’un trente-trois tonnes (éventuellement un tracteur) passait devant chez eux ils sortaient pour littéralement l’admirer. J’ai mis des années avant de comprendre qu’ils n’étaient pas plus cons que moi pour autant. Et cette dernière phrase me semble parfaitement résumer ce qu’on peut ressentir à la (re) lecture de Darling.

Au commun des mortels, ces gens sembleront sans doute azimutés, et Darling ne pourra pas avoir existé.

Pour moi, non seulement elle existe, mais je la croise encore régulièrement aujourd’hui. Ce qui me rend le livre d’autant plus bouleversant.


👍👍👍 Darling 
Jean Teulé | Julliard, 1998