jeudi 5 octobre 2006

No Incantations

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°47]
Magic & Loss - Lou Reed (1992)

Difficile, voire impossible, de sélectionner un seul disque de Lou Reed sans se heurter aux critiques et aux protestations. Même le courageux (mais pas téméraire) Philippe Manœuvre n’a pas eu cette force dans son Top 100 à lui, puisqu’il a sélectionné pas moins de trois disques de l’ancien leader du Velvet Underground.

En toute objectivité, celui-ci n’est pas son plus rock'n’roll (Transformer), ni son plus complexe (Berlin), ni son plus original (The Bells) ni même son meilleur (Coney Island Baby).

C’est en revanche le plus émouvant de tous, d’où sa présence ici.

Comme beaucoup de ses contemporains, Lou Reed a traversé une période de creux terrible dans les années 80. De 1983 à 88, il a été littéralement absent de ses propres disques. Cinq années d’échec, c’est globalement moins que pour les autres (Bowie, Stones, McCartney) ; mais le revers de la médaille c’est que ses disques sortis à cette période sont vraiment d’une nullité totale et indiscutable. Là où Never Let Me Down de Bowie (1987) est médiocre mais supportable, Mistrial, l’album de Lou sorti quelques mois plus tôt, relève de la catastrophe auditive, de l’horreur l’absolue. Ce disque, à l’instar des deux précédents (Legendary Hearts en 1983 et New Sensations en 1984) est indéfendable même pour le plus hardcore des fans. Alors ouais, si on fait les bilans, la période de creux de Lou Reed aura duré moins longtemps que celles de ses copains, mais il aura en revanche été le seul, durant ce laps de temps, à ne pas avoir été foutu d’écrire une seule chanson réussie.

1989, pourtant, marque le retour en grâce d’un Lou Reed plus sombre que jamais. C’est l’année de New York, disque brillant quoiqu’un peu répétitif, peut-être un poil surestimé par l’histoire du rock'n’roll mais néanmoins très réussi. A cette époque, Lou Reed retrouve John Cale (pour la première fois depuis 1968) pour l’écriture d’un album hommage à leur mentor, Andy Warhol. Décédé en 1987, son tribute à lui (en quelque sorte), Songs for Drella, sortira en 1990, officialisant les retrouvailles entre les deux frères ennemis et préfigurant la reformation tant attendue (et si décevante) du Velvet.

C’est pile à cette époque, heureusement ou malheureusement, faut voir, que décède le meilleur ami de Lou Reed. Meurtri, il décide de reporter la reformation de son groupe culte et se lance dans l’écriture d’un album qui, bien plus qu’un hommage endeuillé à l’ami défunt, se révèlera au final être une intense et poignante réflexion sur la mort. Reed va avoir cinquante ans dans quelques mois, beaucoup de ses amis sont morts, les survivants sont presque tous dans un piètre état… alors oui, il y pense. Il se dit que, peut-être, son tour va venir bientôt. Lou Reed n’a pourtant pas peur de grand-chose. Mais de la mort, si.


Ainsi naquit Magic & Loss, son projet le plus ambitieux depuis Berlin vingt ans plus tôt. Un album à la fois sombre et lumineux, profond, complexe, tortueux. Dont chaque titre sera accompagné d’un sous-titre : « The Spirit » pour « Dorita », ouverture forcément contemplative et planante, « The Thesis » pour contrecarrer l’apparence joviale de « What’s Good » (qui contient le ver le plus fameux et le plus incompréhensible du poète : Life’s like a mayonnaise soda), ou encore l’explicite « Ashes to Ashes » pour l’explicite « Cremation » - le riff le plus mélancolique et désolé de toutes les années 90 (à côté le vague à l'âme de Kurt Cobain redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une déprime d’ado mal dans ses pompes). Plus qu’un concept : une quasi mise en scène. Comme si l’artiste composait plus qu’un album – un opéra (ce qu’il finira d’ailleurs par faire dix ans plus tard). Ou un requiem, en l’occurrence.

Mais la grande idée de Lou Reed, celle qui va différencier Magic & Loss de n’importe quel autre album traitant de la mort, c’est d’avoir tout fait pour éviter que son disque soit austère. On y trouve, au contraire, une incroyable richesse dans les arrangements. Un talent pour les orchestrations (merci Mike Rathke) remarquable, et qui détonne avec le minimalisme de New York. Reed et Rathke ont su placer les arrangements de cordes et les passages symphoniques au bon endroit au bon moment. Ce n’est pas donné à tout le monde et, de ce fait, Magic & Loss réussit à flirter avec tous les clichés de l’album-qui-parle-ed'la-mort sans jamais tomber dedans. Pas d’épure avec un vieux monsieur qui déclame tout seul au coin du feu avec sa guitare ; mais pas plus de cette grandiloquence propre à quasiment tous les disques de rock qui ont voulu fricoter avec le symphonique.

Quand résonne l’introduction (superbe) de « Sword of Damocles » (par ailleurs pompée par les Smashing Pumpkins un an plus tard pour leur « Disarm »), on se laisse totalement emporter par les imprécations d’un Lou qui déclame, exulte, interpelle. Dominée par la basse sursaturée de Rob Wassermann, « Gassed & Stoked » la joue heavy rock, soutenant à merveille une voix unique en son genre qui n’avait peut-être jamais sonné aussi juste.

En somme, le miracle s’est produit : voici l’unique album au monde qui parvienne à atteindre un tel degré d’introspection en n’utilisant presque jamais utiliser les mots « I » ou « me ». De la part d’un égomaniaque comme Lou Reed, c’est pour le moins surprenant (mais il le dit lui même : I’m sick of looking at me). Presque autant que l’atmosphère de recueillement total qui émane de « Goodbye Mass » et de « Harry’s Circumcision ». Un disque définitivement superbe, qui acheva de réconcilier Lou Reed avec la critique, se vendit comme des petits pains (ça ne lui était plus arrivé depuis 1974 et Sally Can’t Dance) et relança (enfin) sa carrière.

Si j’osais le mauvais jeu de mots, je dirais qu’il faut avoir entendu « Magician » au moins une fois avant de mourir.

Magician, Magician
Take me upon your wings, and
Gently roll the clouds away

I’m sorry, so sorry
I have no incantations
Only words to help sweep my away

I want some magic to sleep me away
I want some magic to sleep me away
I want to count to five
Turn around and find myself gone
Fly me through the storm
And wake up in the calm


Trois autres disques pour découvrir Lou Reed :

Transformer (1972)
Berlin (1973)
Coney Island Baby (1976)