mercredi 16 août 2006

Plus glauque que mignon

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°35]
Forever Changes - Love (1967)

C’était il y a cinq ans.

Dans un supermarché du disque, j’ai vu une fille de 17 ans maximum se jeter sur la réédition copieuse (et totalement inutile) de cet album en disant d’un air entendu à son copain : « Regarde, c’est Love ».

Bah ouais, c’est Love. Bizarrement, Love est le seul de tous les groupes psychés californiens (avec Jefferson Airplane) qui n’a pas eu droit à son petit revival. Même avec Bryan McLean mort et enterré et une reformation triomphale… je ne sais pas trop pourquoi. Parce que Love était le meilleur de tous. Pas longtemps, certes. Contrairement au Band ou aux Mothers Of Inventions de Zappa, Love n’a pas eu une carrière très longue. Mais entre 1966 (date de sortie du premier album) et 1968 (date de l’overdose de  McLean, qui entraînera son départ), personne n'a pu leur arriver à la cheville.

Deux petites années de rien du tout. Le temps de trois albums, Love a été le meilleur groupe du monde.

Certains musicologues très sérieux étudient Love sous l’angle du rock'n’roll, musique issue du blues pillée par les Blanc, revenant aux Noirs par l’entremise d’Arthur Lee. C’est absurde. Compréhensible, car les rockstars blacks se comptent sur les doigts de la main, mais absurde. Qu’on cesse de nous gaver les portugaises avec le grand génie d’Arthur Lee… il est où son génie ? Dans ses absurdes albums solos ? Dans la reformation abjecte de Love au début des années 2000 ? En vérité, Love est mort ce jour de 1968 où, au sortir d’une O.D., Brian McLean, alter-ego et seul catalyseur de la folie de Lee, décidera de quitter le navire. Comme elle était belle, cette époque de paix et d’amour.


C’était il y vachement longtemps, un tout petit peu avant Altamont et Manson, et les musiciens voulaient changer le monde. Ils s’appelaient Amour et publiaient Forever Changes, album bariolé, avec harmonies vocales, rythmiques brisées, mélodies graciles et textes enfumés. Ils chantaient « Maybe the People Would Be the Times or Between Clark & Hilldale » et s’envolaient sur « You Set the Scene ». Une maison n’était pas un motel et les disques s’ouvraient sur des choses comme « Alone Again or » : rythmiques hispanisantes, arrangements luxuriants de cordes aériennes et de cuivres, et deux voix littéralement fusionnées qui s’envolaient dans les sphères. Quand on entend ça près de quarante ans après, on se dit qu’il fallait fuir, que c’est forcément ce qui poussait ces gens à faire de la musique, pas possible autrement.

Et le fait est qu’en effet, en coulisse, les choses n’étaient pas roses. On disait que Love vivait en communauté, la vérité c’est que le groupe vivait en reclus, qu’Arthur Lee fuyait des créanciers véreux et que les autres passaient leur vie non pas à triper gentiment au LSD mais à se tuer à coups de l’arme blanche la plus dangereuse qui soit : l’héroïne. La seule drogue contre laquelle même le plus costaud des génies n’a jamais rien pu. On en a vu des groupes qui se défonçaient à longueur de temps, mais il est avéré qu’en général, ce n’était pas bien grave. Tant que c’était de la coke, du LSD, ça passait. Il est hélas statistiquement prouvé que TOUS les groupes, à partir du moment où ils ont été accros à l’héro, ont publié un ultime chef-d’œuvre avant de sombrer. Tous, à l’exception des Stones, qui ont survécu… mais à quel prix ? Celui d’un Keith Richards créativement absent durant deux décennies ou presque.

Love a été carbonisé par l’héro. Elle n’a pas directement influé sur la qualité de sa musique, mais elle a provoqué le départ de McLean, ce qui revient à peu près au même. J’ai été voir Love reformé il y a quelques années, à Paris. Quand j’ai entendu « Live & Let Live » sans le double d’Arthur Lee, j’ai compris pourquoi le groupe avait fini par s'enfoncer, lentement mais sûrement. Il y a eu d’autres disque de Love après celui-ci, et même quelques bons. Mais il n’y a plus eu de chef-d’œuvre. Plus de « Andmoregain » ni de « Red Telephone ». Plus de « Daily Planet » ni de « Bummer in the Summer » hilarant et barré.

Je n’ai toujours pas compris comment une histoire aussi sordide avait pu accoucher d’une musique aussi joyeuse, puissante et dégoulinante de vie. Cela fait sans doute partie de la magie de la musique. C'est peut-être ça qu'on appelle "transcendance". Parfois, certaines équations de talents deviennent des adéquations, et la paire McLean/Lee a été de celles-ci.

Ironie du sort, Brian McLean est mort pile au moment où il venait de sortir son seul album solo (meilleur que tous les essais post-Love de Lee réunis) et de prouver qu’il était aussi bon que son collègue.


Trois autres disques pour découvrir Love :

Love (1966)
Da Capo (1967)
Four Sail (1969)