jeudi 9 septembre 2010

Troy von Balthazar - Clair obscur

[Entretien réalisé fin juin pour Interlignage] « Ça t’ennuie si je me mets de ce côté du canapé car tout à l’heure, j’étais assis de l’autre ? ». La première phrase dont se fend Troy von Balthazar nous arrache un sourire. Souvent, on rencontre nos artistes préférés et on s’étonne. On n’est pas nécessairement déçu. On est juste surpris. Le leader de Chokebore, lui, est exactement tel qu’on l’imaginait. Lunaire, presque candide dans sa manière de répondre. Et très poli, aussi. Très « thank you » et très « excuse me ». Ce qui est plus rare qu’on ne le croit.

On se rencontre fin juin par un temps caniculaire. Chokebore écume les festivals jusqu’à la fin de l’été et Troy fait juste un arrêt promo, pour un second album solo qui ne paraît que trois mois plus tard. Un peu anxieux, il demande timidement si on a aimé. « A part mes amis tu es la première personne que je rencontre qui l’a écouté. » On répond que si on n’avait pas aimé, on ne serait pas là maintenant. Que ce second opus est encore meilleur que le précédent, déjà acclamé par la critique. On n’ose pas lui dire qu’il est un peu dommage qu’un si beau disque soit destiné – on le devine déjà – à être totalement éclipsé par le retour de Chokebore, groupe plus ou moins post-grunge qui avait plus ou moins disparu depuis huit ans. Ce serait reconnaître à demi-mot que si Chokebore a publié quelques très bons disques et même un vraiment grand (It’s a Miracle, en 2002), que si on l’adorait même lorsque l’on avait seize ans… on n’y a jamais trouvé Troy si bouleversant que sur ses deux opus solo et homemade. Le groupe était bon voire très bon sur la fin ; Troy, lui, est brillant.


Brillant et souriant, aussi, pour un gars venant de signer le titre d’album le plus sinistre de l’année. How to Live on Nothing, rien moins. Tout un programme, et même si le contenu s’avère finalement moins sombre que ce à quoi on se serait attendu… gageons qu’on ne choisit pas ce genre de titre par hasard. « C’est un peu un résumé de la manière dont j’ai traversé l’existence. J’ai vécu un peu partout, j’ai bougé constamment, avec pour seule envie et pour seul espoir de faire de la musique… même pas « vivre pour ma musique » elle-même, mais vivre avec l’espoir que je pourrais continuer à la jouer. » Songwriter, l’emploi précaire par excellence ? « Disons que quand tu es musicien aujourd’hui, tu n’es jamais vraiment sûr que tu le seras toujours l’année prochaine. Là ça va, mais il y a eu une période d’un ou deux ans où je doutais sérieusement… c’était assez terrifiant. Moi, j’écris tous les jours, tout le temps, je n’ai jamais rien fait ni voulu d’autre… et ne sais rien faire d’autre – c’est un choix difficile que j’ai fait en connaissance de cause. Voilà : How to Live on Nothing, c’est un documentaire sur moi essayant de continuer, sans en être jamais convaincu. » Mine de rien, il se fend là d’une considération essentielle et souvent occultée par d’autres : l’idée qu’être artiste, c’est aussi un choix de vie que l’on est tenu d’assumer, bon an mal an. Il est vrai qu’on a beau chercher, on n’arrive pas vraiment à imaginer Troy faisant autre chose qu’écrire et chanter. Tandis qu’il énumère les pays où il a vécu (et il y en a pas mal), on repense à Kula Shaker, qu’on a rencontré la semaine d’avant et qui nous parlait spontanéité et plaisir de jouer, sa liberté et son indépendance allant de paire avec une idée extrêmement précise de ce que doit être sa trajectoire. Troy, lui, nous parle implicitement de besoin viscéral et irrépressible, et effectivement il projette presque l’image inverse : tout comme sa musique, on a parfois le sentiment qu’il est hors du temps et de l’espace, que lui-même ignore un peu d’où viennent ses chansons et que le mot-même de carrière risquerait de lui arracher un rictus de stupéfaction. On le comprend beaucoup mieux en le voyant, en l’écoutant parler, en se laissant bercer par son débit lent et sa voix basse : Troy von Balthazar est sa musique. Et c’est tout. Il est un univers musical à lui seul, intérieur en quelque sorte. Si l’on se laisse volontiers séduire par ce personnage à la fois élégant et simple, c’est sans le moindre doute parce que l’on aime déjà profondément son How to Live on Nothing. Ils se ressemblent, c’est à s’y méprendre.


Un univers intérieur (musical ou non) se suffisant par définition à lui-même, on n’est même pas vraiment surpris d’apprendre que Troy n’écoute que très peu de musique (à quoi bon d’ailleurs ? Elle l’habite, vous dit-on !). Sans prétention, avec une candeur stupéfiante, il lâche donc tout naturellement que « si à un moment une chanson sonne comme quelqu’un d’autre, c’est [qu'il a] fait une erreur. » Croyez-le ou non, on en rougit : on allait justement lui dire que son nouvel album avait un délicieux arrière-goût de Sparklehorse. Troy, un peu plus vivement sans doute qu’il ne l’aurait voulu : « Je ne les ai jamais entendus de ma vie. » Puis aussitôt radouci : « Mais c’est vrai qu’un ami à moi m’a dit ça aussi. » C’est-à-dire que c’est vraiment difficile de ne pas penser au regretté Mark Linkous à l’écoute de "Very Famous", "Happiness & Joy" ou de l’entêtante "Communicate". Sans que la ressemblance soit trop marquée, il y a là une forme de communauté d’humeur, qui nous pousse à recommander à Troy de jeter une oreille sur le fabuleux Good Morning Spider – il pourrait bien y trouver un de ces disques que la fascination transforme parfois en compagnons de route. A l’instar de celles de ce grand songwriter (un des plus grands des quinze dernière années, à n’en pas douter), on retrouve dans les nouvelles chansons du leader de Chokebore ce troublant mélange de lumière et de ténèbres, d’intense joie et de désespoir pesant – souvent au sein du même instant musical. Mais il est vrai que Balthazar, en vrai et comme on l’expliqua plus haut, est comme ça. « Je ne sais pas… c’est pareil pour tout le monde, non ? Un jour je me sens super bien et le suivant j’ai envie de me suicider… dans la même journée, parfois. Tout à l’heure en venant ici je crevais de chaud [NDLA : il fait facile 30/31°C cet après-midi-là] , je me sentais mal… et je suis sûr que ce soir après une seule bière je respirerai et trouverai que c’était une excellente journée. Tu sais il y a eu une période, ces dernières années, où je vivais dans ma voiture au milieu de Los Angeles… c’était assez effrayant, tu t’en doutes, surtout le soir car cette ville est vrai un repaire de cinglés. Mais une nuit il s’est mis à pleuvoir vraiment très fort, et alors je me suis senti bizarrement bien… heureux, même… pour moi cet album, c’est ce moment précis. Se sentir finalement bien, sauf, et peu importe ce qui arrive par ailleurs du moment que j’écris. Alors bien sûr, je n’ai jamais voulu ni aimé vivre dans une voiture. Mais je crois que le choix en valait la peine. »

On ne sait évidemment pas trop quoi répondre à cela, mais à en juger par How to Live on Nothing on n’a pas envie d’en douter. Ce second opus solo est de ces disques humains et fêlés qui vous donnent envie de ressortir un bon vieux « je » pour les chroniquer. De ces disques à côté desquels beaucoup passeront sans doute, ne voyant même pas ce que je peux bien lui trouver. Qu’importe. Ceux qui sauront être touchés par l’univers de Troy von Balthazar ne pourront plus s’en passer. Dès la première écoute, ils seront terrassés par cette évidence : ce disque n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais il est de ceux qui peuvent servir de bande-son à une vie entière. Mais ça bien sûr, je ne le dirai pas à Troy – il n’est pas le seul à être un peu timide. De toute façon la demi-heure a filé vite, l’interview est terminée et Magic ou d’autres plus sérieux (qui sait même ? Peut-être avec des on) attendent leur tour. Par la fenêtre j‘aperçois encore Troy saluant celui qui a pris ma place. Enfin : la sienne. Lunaire et nomade jusqu’au bout du fauteuil, l’auteur de la poignante "Wings" a évidemment basculé de l’autre côté du canapé.


Dots And Hearts - Troy Von Balthazar
envoyé par ThirdSideRecords. - Clip, interview et concert.

How to Live on Nothing, de Troy von Balthazar (Third Side Records, 13/09/2010)

9 commentaires:

  1. La vache, j'ai vu Chokebore en concert à NY en 1996! Ca rajeunit pas!

    Le morceau est pas mal du tout. Merci pour ce bel artiste qui défend un très bon artiste dont personne n'a rien à battre.

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  2. D'où toutes ces réactions partout, sans doute ;-)

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  3. ben quand je l'ai vu à la cigale il y a 2 ans il m'a pas retourné grand chose (enfin si, il m'a fait retourner me coucher)

    cela dit depuis le temps que je lis le nom de chokebore, faudra quand même que je sache à quoi ça ressemble :-)

    mais il a l'air charmant comme garçon

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  4. Je crois franchement que Chokebore c'est le genre de truc qu'il fallait écouter en 96-97 ou jamais :-)

    (non je suis dur, là... l'album It's a Miracle est vraiment bon, mais leurs albums de la période dite "grunge" ont, c'est vrai, énormément vieilli)

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  5. C'est très très beau. Merci pour la découverte.

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  6. Il y a notamment un morceau poignant dessus, "Very Famous", c'est une perle. Très bel album dont probablement personne ne parlera :(

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  7. J'aime bcp cet artiste. J'avais déjà beaucoup aimé son disque solo précédent, j'ai hâte de découvrir celui-ci.
    Je ne partage en revanche pas l'avis de l'auteur sur les albums de Chokebore. "It's a miracle", le dernier, est pour moi le moins bon et le seul que je n'ai pas acheté. Je recommande "A taste for bitters" et "Anything near water" !

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  8. L'inconvénient des vacances, c'est qu'on rate des articles. A bas les vacances! :-)
    Je m'encours mettre un lien sur ma modeste chronique puisque j'adore aussi...

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  9. Je suis d'autant plus content de te retrouver ^^

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